— Vous le ferez dès que nous serons partis.
— Et que devrai-je dire ?
— La vérité, mon amour. Toute la vérité, ainsi vous serez certaine de ne commettre aucun faux pas.
— Je devrai parler de vous aussi ?
— Toute la vérité, vous dis-je. Je fais partie de cette vérité, n’est-ce pas ?
Retour du Mammouth, essoufflé, rouscailleur, postillonneur.
— La charognerie m’a échappé, j’ne l’ai plus r’vue. Ell’ a volatilé, littérairement.
— Remets-toi, Gros !
Mais autant ordonner à la Soufrière de fermer sa gueule lorsqu’elle érupte.
— J’veux pas en remett’, mec. Mais t’as été un poil léger d’les laisser seulâbres là-haut, ces deux z’oiseaux.
Sa prise à partie me déconcerte.
— Je venais de les aligner, Gros.
— Lui, j’te fais confiance, mais elle, tu l’as chipotée, la preuve ! La manchette-plumeau, j’imagine ça d’ici, galantin comme est môssieur ! Une gonzesse et il trémousse du fion, ajoute-t-il perfidement à l’intention de la veuve. Les nanas, c’est son point faiblard, à ce gusman. Une qui s’remonte les loloches sous son nez, et l’v’là parti en caramel, le digue-digue du cul ; on l’changera pas !
Heureusement, Mme Aïlikitt n’a pas le privilège de parler la langue du beau Marchais.
Pour ma part, je le laisse dérouler son câble de sarcasme, Béru. D’autres problos bougrement plus préoccupants me fraisent la matière grise.
J’essaie d’adopter un plan de conduite. Notre position est devenue à ce point intenable que j’ai grande envie de déclarer forfait, moi. Je me retirerais bien au monastère sur la hauteur, là que le père O’Goghnaud achevait sa lumineuse existence avant que cette crapule d’O’Bannon se pointe pour lui chanstiquer ses derniers jours terrestres. Prier et méditer, chanter en canon, en boire, ça doit te reposer de la connerie universelle, non ?
Un bruit de bagnole nous fait sursauter.
Ça freine pile, des portières claquent. Une seconde guinde radine et comporte de même.
— Vingt-deux : les flics ! aboie le Gravos !
Je risque un œil par la fenêtre (à guillotine, déjà !).
Une meute de poulardins tout de noir vêtus déboule dans la cour, se jette sur notre Royce, puis se rabat vers la maison.
— Tout est foutu ! dis-je.
— Et ta sœur ? répond l’Obèse. Taillons-nous par une fenêtre de derrière !
Il joint le geste à tu sais quoi ?
— La parole, parfaitement !
Je le suis sans trop y croire.
Aller où ?
Et y faire quoi ?
CHAPITRE XIX
Aller où ? Et y faire quoi ?
Je pense que ce qui nous sauva la mise, comme disent les croupiers, ce fut l’énorme massif de rhododendrons (ou assimilés, tout ce que je puis certifier c’est qu’il s’agissait d’éricacées) situé derrière la maison des Aïlikitt. Un bouquet gigantesque, vraiment. D’au moins vingt mètres de circonférence ! Nous nous y précipitâmes, la fenêtre de la cuisine franchie, et nous nous couchâmes entre les tiges, sur un amas de feuilles pourrissantes. Il était évident que nous ne pouvions envisager autre chose que de nous terrer là et de n’en plus bouger, nos homologues irlandais ayant eu tôt fait de se lancer à nos trousses. Outre les rhododendrons, les déclarations de ma jolie maîtresse (j’avais tout mis en œuvre le matin pour qu’elle puisse se prévaloir de ce titre envié) furent pour beaucoup dans notre salut, l’excellente femme ayant assuré à ses compatriotes en uniforme que nous avions quitté les lieux depuis dix bonnes minutes afin de courir après l’infirmière. Un vaste dispositif policier s’organisa donc, qui s’égaya dans les environs, sans songer à nous chercher près de « Early Morning ». Nous passâmes trois grandes heures dans la touffeur des plantes dicotylédones, Bérurier à dormir, moi à craindre et à réfléchir. La nuit tardive dans ces contrées finit par arriver. Une voiture de flics repartit, une ambulance vint. Puis des automobiles privées. Et alors j’éveillai mon compagnon et l’invitai à profiter de l’obscurité pour, en ma compagnie, la fausser à la gent policière. Ce que nous fîmes incontinent et en rampant, ce qui n’est pas contradictoire.
Avec un minimum de bruit pour un maximum de vitesse, nous reptâmes jusqu’à la route, la traversâmes, poursuivîmes notre cheminement chenilleux en direction du lac dont nous atteignîmes la rive peu après. Nous eûmes la bonne, l’excellente fortune, la Providence étant des nôtres, de trouver une barque de pêche munie de ses rames. Son cadenas était aussi modeste que nos ambitions. Nous pûmes donc nous emparer de l’esquif et nous éloigner de cette rive inhospitalière. La lune avait des velléités, mais les nuages préparant la pluie du lendemain les réduisirent à presque néant. Bref, au bout d’un temps difficilement appréciable, nous eûmes franchi le lough Corrib en son point le plus étroit, nous relayant pour ramer avec l’énergie de ce que tu sais, nous encourageant de la voix, et séchant notre sueur à la brise nocturne.
Parvenus sur la terre ferme, nous remerciâmes notre embarcation d’un coup de pompe dans le cul, et elle s’en fut au gré du flot.
Nous hésitâmes alors entre : nous jeter à genoux pour remercier le ciel de sa clémence ou aller casser une croûte. De basses exigences organiques nous induisirent à choisir la seconde solution.
C’était une petite fermette blafarde, à la façade coupée d’un rosier grimpant. Des moutons bêlaient à perdre leur laine dans un enclos voisin. C’eût été pastoral à chier partout si une malencontreuse voie ferrée n’avait traversé la cour, ainsi qu’une route. Cette conjoncture du rail et des ponts déchaussés se croisant inopinément au ras de cette fermette donnait à celle-ci les apparences d’une maison de garde-barrière. Les bras levés d’un passage à niveau, des feux bicolores et un tableau garni de sonneries électriques renforçaient cette curieuse impression.
Nous nous approchâmes de la fenêtre pour contempler l’intérieur du logis. Nous découvrîmes trois personnages : une femme et deux hommes. La femme mangeait des choses confuses, dont la comestibilité n’est reconnue qu’en Irlande et dans certains archipels perdus au nord de l’Ecosse, le plus âgé des deux hommes dormait à même le sol sur des sacs à pommes de terre vides, le plus jeune qui était roux, crétin et adolescent, se masturbait sans joie devant un magazine dont la couverture représentait la princesse Anne d’Angleterre — déjà presque aussi belle que sa maman — sous une ombrelle aux courses d’Ascot. Un souci de la précision et du détail me pousse à dire ici que la tête qu’il trimbalait sur ses épaules était beaucoup plus petite que celle de son sexe.
Réconfortés par la vision de cette famille unie, prise dans son contexte, comme ils disent ces cons de foutredieu, nous nous permîmes d’entrer sans frapper.
La garde-fermière leva la tête. Un ruban sombre, gluant, dégoulinait de sa bouche. Elle l’avala d’une puissante aspiration. Le ruban se trémoussa, éclaboussant les abords, puis disparut dans la dame. Je prétendis que nous étions deux touristes dont l’automobile venait de tomber en panne et que nous souhaitions trouver, moyennant finances, de quoi manger et téléphoner. Pour téléphoner, il y avait ce qu’il fallait au mur. Manger représentait une autre paire de manches-gigot.
La femme était obligeante. Elle interrompit son repas pour nous le proposer. Nous lui expliquâmes, non sans les plus élémentaires ménagements, que nous n’étions pas scatophages, quoiqu’il y parût lorsqu’on regardait Béru, et que nous consommions uniquement des denrées susceptibles d’assurer la survie d’un mammifère. Pendant que je parlais, le microcéphale continuait de s’astiquer la tige avec l’énergie de l’espoir (celle du désespoir étant de la gnognote en comparaison).