Peu d’anormaux en rut résistent à la photographie de la princesse Anne, surtout lorsqu’un vent britannique gonfle ses jupes à lui en découvrir les genoux. Le fiston de la garde-barrière émit brusquement un grand cri, qui parut être de surprise, et fit voler son désir en éclats qu’ensuite il écrasa du pied, comme s’il voulait symboliquement condamner sa descendance, ce qui me parut être dans son cas la plus sage des initiatives.
Le père dormait toujours et nous constatâmes qu’il berçait contre soi une bouteille de whiskey complètement vide. Là-dessus, un train concassa l’univers, la fermette comprise, en nous déferlant au plus ras. Notre hôtesse regarda à l’extérieur, sans émotion apparente, et se félicita de ce qu’aucune voiture automobile n’eût traversé les voies à cet instant car elle avait omis de baisser les barrières. Ensuite de quoi elle s’en fut chercher des œufs, nous donna du bacon et du cake irish, et nous fîmes un repas sans mystère mais substantiel.
Le bigophone sonne, sonne et resonne, lancinant, implacable. Il est impossible qu’on ne réponde pas à une sonnerie pareille, quand bien même il n’y aurait personne. Un carillon aussi véhément, je te jure qu’un fantôme n’y résisterait pas. Effectivement, après une bonne quinzaine de stridences, le crabutoire est crabuté.
— Beston ! déclare négligemment sir Beston.
Comment il réussit à trouver, encore ensuqué, son ton de lord dans son club, cézigue, vrai, c’est un mystère !
— Ici San-Antonio, mylord.
Un court silence. Il soupire :
— Oh, vous !…
— Oui, mylord : moi.
— Vous venez encore de faire parler de vous si j’en crois la radio. Je vous signale que, par mesure de précaution, je suis allé déclarer le vol de ma Rolls-Royce à la police du comté.
Prudent dans ses imprudences, le mylord ! Il assure ses arrières.
— C’est probablement une sage mesure, conviens-je. Avez-vous de quoi écrire, mylord ?
— Pourquoi ?
— Pour noter l’adresse du lieu où nous nous trouvons afin que vous puissiez venir nous y chercher avec la voiture de W. C.
M’est avis que je lui pompe l’air. D’ailleurs il me le dit sans jambages.
— J’aimerais croire que vous plaisantez, mon cher !
— Vous aimeriez le croire, mais vous ne le pouvez, mylord : je suis on ne peut plus sérieux.
— Il n’est pas question que je me manifeste davantage dans vos déroutantes activités, riposte-t-il.
Et il raccroche.
— Chez Plume ? demande Bérurier qui en est à sa cinquième bibine et qui se sent du vague à l’âme au point de conserver sa main au chaud entre les cuisses de la femme-barrière.
— Il a tort, assuré-je.
Je recompose en trombe. T’as jamais vu composer un numéro de biniou en trombe, toi ? L’index en folie ! A croire que t’en possèdes une demi-douzaine et que tous ont la danse de Saint-Gui ?
J’espère qu’il répondra. S’il me boude, notre position deviendra coton. J’ai eu tort de pas entrer dans le gras du sujet bille-en-tronche. Les préambules, y a rien de plus chiatique.
Mon péché mignon, mécolle, c’est le dialogue. Faut toujours que j’essaie de placer un gazouillis à tendance spirituelle. Je crois que ça fait bien, mais en réalité j’use la situation.
Il répond, sachant que c’est moi, prêt à me lancer une tirade cinglante, prêt à raccrocher de nouveau.
Alors, bibi, express :
— C’est rapport au petit garçon de Manchester, mylord !
Et enlevé c’est pesé !
Je sais qu’il ne raccrochera pas. Que j’ai tout mon temps désormais. La balle est dans mon camp. Je tiens enfin le marteau par le manche.
Son silence est mélodieux comme le bruit de deux doigts dans une chaglate.
Alors, de mémoire, je récite le début du document engourdi dans la canne à pêche de Wallace Coy :
— Je soussigné, Edward, John, Arthur Beston, déclare m’être, dans la nuit du 16 au 17 avril 1969, rendu coupable du crime suivant…
« Dois-je m’interrompre, mylord, ou bien poursuivre ? »
— Vous avez mis la main dessus ? murmure-t-il.
— Comme vous le constatez, mon bon. Je m’attendais à quelque chose de ce genre, mais je ne pensais que ce fût aussi sordide ni surtout aussi grave. Fichtre, le cher Coy avait vraiment envie d’une retraite douillette pour écraser l’assassinat d’un petit garçon. Je ne croyais pas possible qu’un haut fonctionnaire de la police britannique puisse en arriver là. Un gamin de dix ans, sodomisé et étranglé dans un studio de Manchester… Certes vous avez eu une crise de folie érotique, mais tout de même… Enfin, ce n’est pas le tout, vous avez de quoi écrire, oui ou merde, mylord ?
CHAPITRE XX
Oui ou merde, mylord ?
A nouveau, la garde-barrière, sabrée de première par le Mammouth, a oublié d’actionner la manivelle. Le rapide Varsovie-New York est passé dans un bruit Denfert-Rochereau. Heureusement, la circulation est positivement nulle en Irlande, la nuit. Et même de jour, tu sais, c’est jamais les Grands Boulevards ! Aussi, quand je perçois le ronflement d’une tire, sais-je aussitôt qu’il s’agit de sir Beston. L’auto cesse d’être mobile à quatre-vingts centimètres de la porte. Mylord paraît, élégant, mais camouflé sous les bords d’un large chapeau d’artiste. Il reste out, se contentant de frapper au carreau pour m’attentionner.
— En route ! lancé-je à Béru.
Mister Mastar roule une ultime galoche française à la non-garde-barrière, puis il me suit en bâillant. Mais, au lieu de sortir, il se ravise et retourne dans l’antre des trois demeurés.
— Tu t’amènes, oui ? m’impatienté-je.
Il paraît content de soi, comme toujours. Sir Beston est d’une humeur à ne pas mettre un collège de garçons dehors. Je me cabre en apercevant une seconde silhouette dans l’automobile.
— Qui est-ce ? demandé-je.
— W. C.
— Les vieilles alliances se sont renouées ! plaisanté-je. Si vous espérez me piquer le document à vous deux, vous l’avez dans le baba, mylord, car il est en lieu sûr, suivant l’expression consacrée.
Il s’abstient de tout commentaire. C’est pas un homme d’action, sir Beston. Les expéditions nocturnes ne l’amusent pas, sauf lorsqu’il s’agit d’aller chasser le minet. Il vient de comprendre qu’il a troqué son cheval borgne contre un cheval merveilleusement voyant, un pur étalon de la vision ! Il regrette de m’avoir fait appel pour récupérer sa confession manuscrite. Tant qu’elle était en possession de cette vieille canaille retraitée de W. C., il lui suffisait de cracher au bassinet pour être peinard. L’ancien superintendant savait se contenter du nécessaire et de très peu de superflu. Habitué aux maîtres chanteurs, il n’ignorait pas qu’il faut savoir modérer ses ambitions pour ne pas fatiguer le « client ». Maintenant que la balle a changé de camp, sir Beston sent qu’on va lui tirer des drôles de penalties ; alors il en veut à la terre entière et surtout à lui-même, pauvre cruche qui a cru se dégager des mâchoires d’un piège, mais qui s’est fait happer par un autre. Tu mords ?
— Hello, Wallace, en forme ? fais-je en prenant place à l’arrière de la chignole.
Il renifle sans se détourner. En somme, je lui ai arraché ses revenus, à cet homme. Y a de quoi marquer du ressentiment.
— Où allons-nous ? demande mylord, après qu’on fut tous installés.
J’ai déjà réfléchi à la question.
M’y suis embarrassé l’esprit.
Lui ai trouvé une réponse, comme on trouve toujours des réponses aux questions merdiques lorsqu’on le veut absolument.