— Voici le gars.
Je tournai l’image à l’endroit et me trouvai face à face avec un bonhomme pas commode qui me jetait un regard de défi. La photo étant en couleurs, je pus mesurer le combien il était rouquemoute, ce gus. Il portait des favoris, comme les notaires de vouesternes, longs, frisés et saupoudrés de gris. Sa frime était à demi accaparée par ses sourcils touffus et par ses cheveux plantés extrêmement bas. Rien de jojo. Le pire résidait dans les yeux clairs, cruels jusqu’à l’indifférence. Le cliché le représentait de trois quarts, le coude appuyé sur une colonne dorique en plâtre véritable. Il portait un beau complet bleu, croisé, une chemise blanche, un nœud papillon bordeaux. Une chaîne de montre qui aurait pu servir à haler le France jusqu’à la casse, décrivait un double vé sur son gilet. Du vouesterne, te dis-je !
— Deux cent mille pions pour vous si vous me retrouvez ce zigoto, San-Antonio.
— Mort ou vif ? demandai-je.
— Mort ou vif, confirma Thomson.
Il cueillit une liasse de biftons dans sa chaussette droite et la propulsa sur mon sous-main, comme on lance un relief de repas à un cador. D’ailleurs, c’était un peu ça, non ?
— Que dites-vous de ça, San-Antonio ? demanda-t-il goguenard.
Je portai la liasse à mon nez.
— Que vous puez des pieds, Ted, répondis-je.
A cet instant, le petit écran vidéo placé face à moi s’éclaira. La bouille du Vieux s’y inscrivit après une brève période de flou.
Le dabe acquiesçait, me signifiant muettement qu’il convenait d’accepter la propose du Ricain.
— Banco, soupirai-je, pour le Vieux et aussi pour Thomson ; c’est quoi, son patelin d’origine, en Irlande, à votre O’Bannon ?
— Oughterard, dans le comté de Galway.
— Vous êtes allé patrouiller par là-bas, évidemment ?
— Naturellement.
— Et… rien ?
— Zéro.
Il cessa de balancer sa jambe, se leva, et prit une recharge de chewing-gum dans sa poche-briquet. Il me fit cadeau de l’emballage, enfourna sa saloperie et dit en montrant sa carte :
— Je rentre aux States. Dès que vous aurez du nouveau, appelez à ce numéro. Vous trouverez jour et nuit quelqu’un pour vous répondre.
Il fit un geste de la main :
— So long !
C’était pas un affectueux. Avant de sortir, il se retourna néanmoins pour demander :
— Par quoi commencez-vous, vieux ?
— Par le commencement.
— C’est-à-dire ?
— Par aller à Oughterard !
Ça le fit sourciller :
— Je vous dis que j’en viens.
— Eh bien, cela fera un point de plus que nous aurons en commun, Ted.
Loin de se fâcher, il secoua la tête et déclara :
— Dans notre job, il faut toujours faire à son idée.
CHAPITRE IV
Dans notre job, il faut toujours faire à son idée.
La fille me contemple longuement. Je tourbillonne dans ses prunelles comme lorsque tu regardes le soleil dans l’eau d’un bassin.
— Vous êtes à la recherche de Vernon O’Bannon, n’est-ce pas ?
C’est la big révélation, comme on dit en France.
— Ne seriez-vous point miss O’Bannon ? rétorqué-je.
— En effet.
Eh ben voilà, on s’est bonni le principal… Que pourrions-nous maquiller d’autre ?
Un sourire lui vient. Un sourire triste.
Je voudrais le manger. Du moins, le goûter. Le serveur en spencer tracy rouge, à parements noirs et boutons d’or apporte le thé et le champagne. Je lui attrique une pièce septogonale (d’inspiration anglaise, tu penses, car faut en traîner une couche pour frapper des pièces ayant sept côtés ; c’est bien pour dire de faire chier, quoi !) et il se retire en bénissant mon nom de louanges immortelles.
L’instinct de conversation me fait déboucher la quille de roteux. J’emplis deux coupes, en présente une à Mlle O’Bannon, et lui porte un toast à l’aide de la seconde.
Ma visiteuse n’a plus envie de partir. Il semblerait au contraire qu’elle trouve un certain agrément à ma compagnie.
On s’écluse une gorgée de rouille. Le matin, ça décape. Je sens le frais breuvage friser sur ma langue comme une touffe de petits poils de cul.
— Votre visite dans la chambre, attaqué-je, elle était préméditée ou bien est-ce ce qu’on appelle le fruit du hasard ? Parce que si c’est le fruit du hasard, m’est avis qu’il est drôlement mûr, non ?
Elle hausse les épaules.
— Comment aurais-je pu prévoir votre venue d’abord, et ensuite qu’on vous affecterait l’appartement que je venais de quitter ?
Alors disons que le Bon Dieu fait bien les choses…
— C’est Thomson qui vous a chargé de rechercher papa ?
— Exact. Vous le connaissez ?
— Il m’a suivie pendant plus d’une semaine.
— Vous recherchez réellement votre père ?
— Naturellement, pourquoi ?
— Vous pourriez vouloir promener ceux qui sont à ses trousses.
Elle hoche pensivement la tête.
— Non. Je voudrais bien avoir de ses nouvelles.
Je me sers un nouveau gorgeon. La demoiselle O’Bannon fait un faux mouvement et sa culotte ensorceleuse choit sur le tapis. Spontanément, je me baisse pour la ramasser ; mais je me dis que dans le fond, il faut savoir manquer de galanterie parfois pour être tout à fait gentleman et je lui laisse ce soin. Nos visages se trouvent à moins de six centimètres l’un de l’autre, ce qui ne constitue pas un fossé infranchissable entre deux êtres jeunes et ardents.
— Si vous me racontiez un peu ? dis-je une fois qu’elle a récupéré son bien.
Je ne parviens pas à arracher mes yeux de ce slip coquinet ; comme dirait Woody Allen : je voudrais être lui.
Elle répond à ma question par une autre, ainsi qu’il est d’usage chez les gonzesses.
— Si vous retrouvez mon père, que ferez-vous ?
— Je donnerai un coup de fil à Ted Thomson pour lui communiquer l’adresse de M. O’Bannon, mon petit, puisque je suis payé pour ça.
— Et si je vous donnais, moi, le double de ce que vous a proposé Thomson, accepteriez-vous de travailler pour moi ?
Je lui souris.
— Si je vous répondais que oui, miss O’Bannon, vous ne pourriez pas avoir confiance en moi, car cela prouverait que je serais un infâme margoulin sans dignité.
Elle opine.
— Puis-je vous demander votre prénom ? risqué-je.
— Cathy.
— Cathy, reprends-je, personnellement je n’ai rien à l’encontre de votre daddy ; si mon flair légendaire me faisait le retrouver et que vous fussiez en ma compagnie, rien ne vous empêcherait de le prévenir pendant que j’alerterais Ted Thomson.
Dis, l’artiste, tu suis la trajectoire du mec ? Ça, c’est de l’acrobatie sans visibilité, non ? Tu la vois se pointer, la grosse bébête à l’Antonio ? Elle montre déjà le bout de l’oreille, non ? Des trucs commak, c’est comme si t’avais déjà la braguette ouverte !
Cathy O’Bannon me dévisage très gravement, en fille de tête.
— Je ne vois pas très bien où vous voulez en venir, dit-elle.
Lui faire un dessin ? Ça risquerait de tourner au graffiti de pissotière…
— A ceci, Cathy : pour l’instant nous avons vous et moi un objectif commun qui est de retrouver monsieur votre père. Mettons nos billes ensemble pour y parvenir. Et si nous y parvenons, chacun agira à sa guise, sans tenir compte de l’autre. Croyez-moi, ça se défend.
Cathy, je vais te dire : c’est pas le genre de môme à prendre des décisions à la sauvette. Elle a du chou avec la façon de s’en servir.