Ça possède combien de ratiches, une bestiole pareille ?
Tu le sais, toi ?
Je les compterais bien, mais ça avancerait à quoi ? Le nombre des balles composant la rafale qui t’aligne, c’est secondaire. Ce qui importe, c’est la balle mortelle.
Il se pointe, la gueule sanguinolente, des reliefs pas joyces entre ses chailles. Elle a encore faim, cette bête. Parvenue à un mètre de nous, elle stoppe, clôt son long museau pareil à un tronc d’arbre fendu, abaisse ses lourdes paupières de quelques centimètres. Un petit somme ? Que non pas. Simplement, elle se fait languir.
On jouit, de ce fait, d’un petit répit.
Et l’Antonio, héroïque de curiosité, demande :
— Que faisiez-vous dans cette merderie d’histoire, chère amie ?
— C’était un contrat…
Elle parle sans presque savoir, par réflexe inconditionné.
— Un contrat passé avec qui ?
— Amin Dada.
— A quel sujet ?
Et alors, j’entends, tombant des lèvres glacées de la charmante jeune femme, cette déclaration inouïe :
— Il voulait devenir roi d’Irlande.
CHAPITRE XXIX
Roi d’Irlande.
Amin Dada, roi d’Irlande !
Bon.
Les choses surprenantes, faut pas s’insurger, leur glapir au scandale ; mais les étudier de près et alors, alors seulement, rendre son verdict en son âme et conscience. Toute folie comporte une motivation qui la rend en fin de compte plausible.
Si nous nous penchons sur le cas Dada, nous dégageons avant tout autre chose sa haine admirative pour le Royaume-Uni en général et pour son symbole absolu, la reine, en particulier. Ce grand diable, qui monte facilement sur ses grands chevaux, ne peut oublier la férule d’antan. Aussi, lorsque, maître absolu de l’Ouganda, il fait chier la bite aux Rosbifs, leur demande de le coltiner en palanquin, comme le premier Paul Six venu, leur envoie des charters d’agrumes pour, dit-il en rigolant, les assister, oui, quand Dada s’abandonne à ces grinçantes facéties c’est parce qu’il a au cœur, vis-à-vis de la nation britiche, une indéfectible admiration, jointe à une haine farouche. Que, dans son esprit particulier, l’idée ait germé qu’il puisse devenir roi du pays anglophone le plus proche du Royaume-Uni, pays soumis à l’Angleterre et la haïssant aussi fort que lui, oui, qu’une telle idée lui soit venue n’a rien d’époustouillant. Elle est même lo-gi-que.
Mister crocodile vient de faire un petit pas en avant, ou plus exactement quatre. Son museau arrondi est posé sur le carrelage. Il somnole, dans la chaleur des projecteurs, ou fait semblant. J’ai senti que la petite infirmière assassin allait hurler, alors je lui ai mis la main sur la bouche.
— Ne criez pas, ne faites pas un geste, restons debout et immobiles.
La bête est comme naturalisée. Rien ne bronche en elle, ni sa mâchoire, ni ses paupières. Sa première collation lui suffirait-elle pour l’instant ?
Qui peut le souhaiter plus ardemment que nous ?
— Vous disiez donc, tendre amie d’infortune, qu’Amin veut être roi d’Irlande ? Mais à quel titre ?
— Il a proposé un marché au gouvernement de Dublin ; celui-ci promulguait une loi destinée à lui conférer la nationalité irlandaise, puis la royauté, moyennant quoi, Dada assurait la richesse de ce pauvre pays.
— La richesse ? Diantre, comment s’y prendrait-il, lui-même n’a pas la réputation de rouler sur l’or ?
— Des savants soviétiques ont découvert que le sous-sol ougandais regorgeait de richesses : uranium, pétrole, nuts, kim orange et diamants. Là-bas se trouvent les plus forts gisements de la planète. Sitôt qu’il a été informé de l’aubaine, Dada a pris les mesures qui s’imposaient : il a fait couper leur sexe aux savants d’un coup de faucille, et leur a cassé la tête à coups de marteau avant de les ensevelir dans son potopoto à crocodiles privé.
Elle frémit en considérant « le nôtre », toujours assoupi, tel un gros lézard attendant d’être chatouillé.
— Vous pensez qu’il va s’attaquer à nous ?
— Pas pour l’instant, car il digère… Bon, alors Dada apprend que son pays est follement riche en devenir. Au lieu de traiter avec une grande nation susceptible d’exploiter ses gisements, et d’assurer l’aisance de son peuple, comme l’a fait l’émir Kâlamar Fârssi, ce gros vaniteux entrevoit d’être sacré roi d’Irlande afin d’emmerder la Couronne britannique ?
— C’est à peu près cela.
— Et comment a-t-on pris cette étrange proposition à Dublin ?
— Comme il convenait, c’est-à-dire par un haussement d’épaules. Le gouvernement a cru à une nouvelle pitrerie du clown noir.
— Alors ?
— Amin ne s’est pas avoué battu, il a décidé que, puisque les tractations officielles tournaient court, il fomenterait une révolution, ce qui lui parut aisé sur cette terre de luttes intestines constantes.
— Et c’est à ce stade, comme on dit au Brésil, que Vernon O’Bannon entre dans la course, je suppose ?
— Tout juste. Il avait connu Amin pour des histoires d’armes, au début de la carrière du dictateur. Se rappelant qu’O’Bannon était irlandais, Dada a pris contact avec lui, l’a fait venir à Kampala et lui a exposé la situation. Vernon a tout de suite compris qu’il y avait un coup fabuleux à réussir. Il a promis son appui et, de retour aux U.S.A., a mis ses amis de la Mafia au courant de la chose.
— Car il appartient à la Maf ?
— Il en était l’un des membres les plus influents.
— Pourquoi « était » ?
L’infirmière hoche imperceptiblement la tête :
— Les choses se sont détériorées depuis quelque temps.
— A cause d’Amin ?
— Oui. Les mafiosi ont repoussé la proposition d’Amin Dada avec autant de vigueur que le gouvernement irlandais. Ils trouvaient cette aventure trop risquée et trop aléatoire, le monde occidental ayant pratiquement mis Dada au ban de la civilisation, et l’exploitation de gisements nécessitant un formidable potentiel industriel.
— Alors Vernon, qui tenait à son idée, s’est mis à agir seul ?
— Exact. C’est un type fantastique. Un joueur de poker que les difficultés excitent au lieu de le freiner. Il a déclaré à Amin que tout était O.K. et lui a proposé un plan d’action assez astucieux qui consistait à distribuer des crédits à toutes les formations secrètes qui ensanglantent ce pays afin que les troubles tournent carrément à la guerre civile. Il avait prévu qu’Amin Dada foulerait le sol irlandais au moment du jubilé. Cela créerait, lui avait-il assuré, un choc psychologique. Une troupe équipée par ses soins devait occuper le parlement, la maison de la télévision, l’aéroport et quelques autres points stratégiques.
Elle se tait, puis balbutie, désignant le saurien dodelinant :
— Il a bougé, non ?
— Non. Il en a pour des heures… Vous permettez ?
J’avance mes mains liées vers sa poitrine où brille, dans la dure lumière des spots, un étrange bijou fait d’une dent de lion sertie d’or.
Dieu merci, il s’agit d’une incisive. Et il me revient tu sais quoi ? Une chose importante que j’ai lue un jour dans un livre de Raymond Aron de l’Académie française, sur le jardinage, dans lequel il expliquait comme quoi seule la dent de lion peut trancher la fibre de couillardier. Pas banal, hein ?
— Pouvez-vous tenir fermement votre pendentif face à moi, ma chérie ?
— Comme ceci ?
— Parfait. Continuons de causer pendant que je lime.