« Moïse ? C’est Walter. Comment ça va ? »
Moïse parla dans le transmetteur qu’il portait à sa ceinture.
« Très bien. J’ai suffisamment rebouché l’issue pour ne pas avoir d’inquiétudes. S’ils reviennent maintenant, ils ne pourront pas rentrer par ici, en tout cas. »
Walter éprouvait de la compassion envers tout citoyen que son travail amenait si près du Dehors, après de longues années de conditionnement à la fourmilière. À cela s’ajoutait la possibilité d’une agression de la part d’un Inadapté tel que le Bricoleur.
« Eh bien, ne te fais pas de soucis. Les trois corps ont été trouvés en train de cuire au soleil, à environ un kilomètre et demi d’ici. L’Echantillonneur est déjà en route. Tu es en sûreté à présent, tout comme nous tous. »
Moïse fut soulagé.
L’Echantillonneur robot tournait autour des trois cadavres bruns, à la peau éclatée ; le tech dirigeait l’opération, à l’abri dans la calotte d’un puits adjacent.
« Ça ira pour les enregistrements optiques. Ramasse d’abord le corps de l’enfant et mets-le sur le couvercle de la hotte. »
Les lourds appendices inférieurs de l’Echantillon-neur s’emparèrent du cadavre friable. L’herbe verte en dessous attira l’œil du tech.
« Prélève de l’herbe. Le corps n’a pas séjourné longtemps à cet endroit. »
Sous leurs yeux, les brins d’herbe se redressèrent lentement. Les petits appendices supérieurs de l’Echantillonneur disséquèrent prestement le cadavre, notant au passage l’absence d’un fragment de côte et la perforation du cœur et de la poitrine. Puis il se déplaça jusqu’au cadavre d’adulte le plus proche et répertoria six larges blessures dans le tronc, d’un diamètre de sept centimètres chacune environ. Sexe masculin. Absence du foie et d’une importante masse musculaire.
Le tech enregistra mentalement que les Broncos avaient dû les tuer, et se repaître de certains morceaux du Bricoleur.
Le cadavre suivant présentait aussi les marques de plusieurs javelots. Le foie et des groupes de muscles manquaient… mais le sexe était aussi masculin ! Le tech vérifia la liste des disparus : le Bricoleur, Mu Ren, et un bébé d’un an.
Tous les corps lurent chargés dans la machine. Ils étaient secs, momifiés. Morts depuis des mois. L’herbe sous eux était d’un vert éclatant. Le tech haussa les épaules. Ça n’avait ni queue ni tête.
Une équipe de travailleurs néchiffes peu rassurés se démenait maladroitement autour de la Moissonneuse renégate, massive et tranquille, au pied du mont Table. Leurs encombrantes combinaisons s’accrochaient aux outils, et leur phobie du Dehors obscurcissait leur esprit. La batterie de l’énorme machine était à plat, mais ses plaques étaient encore suffisamment chargées pour l’activité mentale et l’émission à faisceau dense.
Le Sage et plusieurs de ses disciples, nus, étaient en observation plus haut, dans une crevasse.
« Ils ne savent pas ce qu’ils font, murmura le Sage avec dignité. Ils ne prendront pas notre Moissonneuse. »
Comme pour confirmer cette prédiction, la grosse machine fit une embardée et écrasa l’une des formes en combinaison sous une de ses roues. Les autres coururent en rond, éperdus, pendant quelques minutes. Puis l’un d’eux s’effondra, visiblement en état de choc. Les autres se retirèrent dans le chapeau d’un puits.
Le Sage éleva sa boule de cristal et répéta :
« La fourmilière ne prendra pas notre Moissonneuse. La Machine ne sera fidèle qu’à nous seuls. Nous garderons les roues et le faisceau dense. Et il y a un cerveau-mache qui partage notre amour de la liberté. »
Puis il scruta l’horizon et ajouta : « Un Bricoleur est en route vers nous ; il vient de la fourmilière. Il est des nôtres, comme vous le verrez aux orteils de son enfant. Ses mains sont habiles. Sa compagne est féconde. Il sera le bienvenu dans notre village. »
Les disciples acquiescèrent.
Le Bricoleur se sentait vaincu. Ils avaient rampé et nagé pendant trois jours, et leurs habits en textile d’ordonnance s’étaient désagrégés. Et c’était maintenant le tour de leur peau. Pauvre en mélanine et en niacine, leur épiderme se boursouflait et pelait. Il n’y avait nul endroit où se cacher des radiations mortelles du soleil. Ses rayons pénétraient l’eau et les feuilles blanchâtres, harcelant leurs corps nus. Des plaques de cloques se formaient, d’où s’écoulait un pus épais.
« Nous aurions bien besoin de nos méditrousses, dit le Bricoleur.
— Nous n’avions vraiment pas le temps de les prendre », fit Mu Ren, consolatrice. Elle lui toucha la main doucement, faiblement.
Le Bricoleur chercha un peu et ramena du blé complet, riche en protéines. Ils firent un court somme, sans en tirer profit car ils cuisaient. Cette nuit-là, leur moyenne fut d’environ trois kilomètres à l’heure. Leurs pieds et leurs genoux enflaient. À l’aube, ils baignèrent leurs plaies dans les eaux du canal.
« Ne devrions-nous pas implorer la pitié de la Grande S.T. ? » dit Mu Ren, qui pleurait.
Le Bricoleur examina leurs lésions. Les plaies du dos et des épaules empiraient et ne semblaient pas vouloir se cicatriser. Mais, sur leurs mains et leurs bras, des croûtes remplaçaient maintenant les cloques. Les ulcères se desséchaient.
« Il n’y a pas de pitié dans la fourmilière, dit-il. Rien que la loi. Nous l’avons enfreinte quand nous sommes allés Dehors et avons écrasé les récoltes. Chacun de nos pas prive un citoyen de ses calories. La fourmilière ne l’oubliera pas. Nos crédits nous ont été confisqués. Oh ! pour moi, ça passerait encore ! En sortant du Psych, je retrouverais mon ancienne position dans la caste, mais tu serais moins heureuse. Et, quant au sort réservé à Junior, ce sera sans aucun doute la presse à pâté ! »
Il prit son fils, pour permettre à Mu Ren de se reposer. Les cloques de l’enfant n’avaient pas éclaté, et il remarquait à présent un soupçon de couleur sur le dos des petites mains potelées.
« Il bronze ! » s’exclama-t-il.
Mu Ren ne saisit pas l’importance de ce fait.
« Il possède nos gènes. Nous devrions bronzer aussi. Il y a de l’espoir ! » ajouta le Bricoleur.
Ils regardèrent tous deux, en louchant sous l’éclat vert du soleil. Oui, il y avait effectivement un peu de mélanine dans la peau de l’enfant. Leur sommeil fut plus paisible cette nuit-là. À leur septième jour dans les jardins, leur courage fut récompensé par une diminution de leurs souffrances. Des croûtes sèches recouvraient le haut de leur torse et les protégeaient. Leur appétit augmenta. Le dixième jour, ils purent apprécier pleinement la traversée à la nage du canal, tant leur peau s’était renforcée.
« Ça doit être les montagnes, là-bas, dit le Bricoleur.
— Il y en a tellement ! Laquelle est la bonne ?
— C’est difficile à dire d’ici. J’ai essayé de maintenir notre course à cinq degrés sud plein est. J’espère que nous trouverons un mont au sommet aplati dans une dizaine de jours. »
Mu Ren grimpa sur une branche d’arbre. Les écailles brunes de sa peau se mariaient à l’écorce.
« Certains ont des cimes neigeuses. Je n’en vois aucun d’aplati, dit-elle en protégeant ses yeux de ses mains en coupe.
— Un vaisseau de Chasse ! » avertit le Bricoleur. Ils plongèrent dans le canal ; leurs trois têtes enfoncées jusqu’au nez dans les eaux couvertes d’herbes. Le vaisseau continua tout droit, traversa le canal à une centaine de mètres en aval. Ses larges senseurs en forme de bol regardaient droit devant.
Le vénérable mage du mont Table grimpa avec peine sur le dos de la Moissonneuse et pressa sa boule de cristal contre le bouton des neurocircuits, sur le cou épais. La boule s’illumina. La Moissonneuse bougea.