« Mes blocs moteurs ont été partiellement débrayés, dit la puissante machine. Je détecte un citoyen sous ma roue avant droite, mais je ne peux pas reculer.
— Ce Néchiffe s’est tué lui-même en coupant le contact, dit le Sage avec hargne. N’y pense plus. Dis-nous… As-tu des nouvelles de notre Bricoleur ? »
Un groupe d’Egotiens nus se pressaient contre les énormes roues, attentifs. La machine était à bout d’énergie et sa voix était faible.
« Les trois corps en décomposition ont été découverts… Couic ! »
La solide pouliche qui avait transporté les cadavres eut un large sourire. Il lui avait fallu moins de trois jours pour couvrir cette distance. Même momifiés, les trois corps étaient un fardeau considérable. Les siens reconnaissaient cet exploit ; ils lui laisseraient tous les morceaux de choix que le Sage lui donnerait en partage. Considération et calories.
« Bien. Bien, dit le Sage. Sais-tu où se trouve le Bricoleur ?
— Mon réglage ne me permet pas de les localiser. Ils ne sont pas pourchassés. C’est tout ce que je peux… dire… Couic ! »
Satisfait, le Sage et ses disciples remontèrent lentement jusqu’au village.
Le repas, ce soir-là, fut un petit festin. La pouliche qui avait porté les cadavres reçut en hommage les meilleures tranches de foie et le muscle quadriceps. Les Broncos la regardaient avec admiration.
Le Sage passa plusieurs heures à étudier les cieux et à tracer des cercles et des lignes dans la poussière. Il se mit enfin à disposer des pierres colorées le long d’une des courbes. Il y avait une grosse pierre bleue portant un cercle profondément gravé sur sa circonférence. Il la plaça à une extrémité de la ligne. En psalmodiant un chant qui parlait d’une étoile vagabonde, il tendit le doigt vers un point lumineux, à l’est.
À proximité du centre de Tare, il plaça trois autres pierres : une grosse blanche, une petite rouge et une petite verte. Il étendit la main vers l’ouest, qu’éclairait encore faiblement le soleil couchant, et entonna une mélopée où il était question de trois étoiles, dispersées le long d’un arc reliant deux constellations.
Les villageois qui le suivaient du regard manipulaient des perles et de la ficelle. Ils entreprirent de confectionner des colliers et des bracelets d’après les figures mystiques tracées dans la poussière. Leur mage promettait que de grandes choses s’accompliraient quand les étoiles auraient la même disposition que les perles.
Balle palpita d’une plaisante lueur vert émeraude.
Le Sage posa la main sur Balle, fronça les sourcils et ajouta en hâte une quatrième pierre au centre de l’arc. Les perles étaient enfilées. Les villageois nus s’accroupirent sous le ciel étoile et répondirent aux incantations de leur mage.
Mu Ren, couverte de croûtes, toussait en faisant des bulles ; l’air pauvre de la montagne emplissait de fluide ses poumons. L’épuisement aggravait cet œdème pulmonaire. Le Bricoleur s’agenouilla et prit le bébé.
« Il va falloir se reposer ici un petit moment, jusqu’à ce que tu t’acclimates. Les cellules de tes membranes alvéolaires ont besoin de s’enrichir en enzymes. »
Il posa l’enfant. Aussitôt, Junior se mit à ramper entre les tours à plancton lumineuses. Ses petites mains exploraient. Il ramassait tout ce qui pouvait se macher et se manger, et le mettait dans sa bouche pour examen.
La jeune femme demanda, en crachant de la mousse : « Vois-tu le mont Table ?
— Oui, dit le Bricoleur. Il est là, derrière cette chaîne et ces blocs d’immeubles cubiques. Les cubes sont des centres de Récré. La traversée sera assez aisée, mais il faut que ta fonction pulmonaire soit rétablie avant. »
Mu Ren contemplait Junior, admirant la vitesse et l’aisance avec lesquelles, à quatre pattes, il se déplaçait. Il était robuste, et s’était acclimaté rapidement.
Trois jours après, ses enzymes s’étaient renforcées et pouvaient lutter contre les variations atmosphériques. Le Bricoleur portant Junior, ils entreprirent la traversée du Centre de Récré, dont les cabines occupaient des kilomètres de superficie. Les murs translucides étaient animés de sons et de lumières étranges. Personne ne les vit, car les parois étaient à visibilité réduite. Peu de Néchiffes avaient le courage de regarder dehors durant le jour, à fortiori la nuit.
Ils grimpèrent, marchèrent, grimpèrent encore. Des échelles de service et de larges gouttières facilitèrent leur ascension. La rigueur de l’aube les fit se réfugier dans une crevasse où ils trouvèrent des artefacts de silex, des cendres et des ossements. Leurs croûtes tombaient, révélant une peau tendre couleur acajou. Un Bronco vint à leur rencontre.
Quand cet intrus hirsute pénétra dans leur caverne, le Bricoleur passa un bras protecteur autour de Mu Ren. S’apercevant de leur désarroi, le Bronco posa sa javeline à l’entrée de la grotte et, avec un large sourire, leva ses mains vides : bien qu’il fût petit pour un Bronco, il les dominait encore ; ses muscles saillaient sous sa peau tannée.
« Le Sage m’a envoyé pour vous guider jusqu’à notre village. »
Le Bricoleur lâcha le fémur blanchi qu’il avait saisi en guise de gourdin, et leva sa main vide. Le soleil avait donné à sa peau la même couleur brune qu’au Bronco. Sa barbe et ses cheveux en broussaille complétaient la ressemblance.
« Je suis le Bricoleur. Voici Mu Ren et notre enfant. Nous sommes très fatigués.
— Je comprends. Suivez-moi », dit le Bronco. Ils sortirent lentement, le Bronco en tête.
Les villageois sourirent silencieusement à leur approche. Le mage en robe les attendait devant le cairn rocheux. Son visage reflétait la dignité de son rang.
« Bienvenue dans notre village. Je suis le Doyen. Mes disciples m’appellent le Sage. Ceci est ma boule de cristal. »
À la mention de son nom, la petite sphère s’anima d’une lumière verte et chaude et accomplit une brève lévitation. Le Bricoleur regarda tour à tour le visage de l’ancien et la boule magique. Mu Ren s’appuyait lourdement à son bras.
« Vous devez être fatigués, poursuivit le Sage. Cette hutte sera la vôtre. » Il désigna un abri en parti inachevé de l’autre côté de la défriche. « Vous y trouverez un établi et des nattes pour dormir. »
Le Bricoleur hocha la tête. « Merci. Nous avons voyagé sans trêve depuis notre conversation. Durant notre ascension, nous avons croisé une Moissonneuse à l’arrêt. Etait-ce la renégate ? »
Le Sage acquiesça. « Oui. Elle a choisi la liberté. C’est grâce à elle que nous avons pu vous contacter. Malheureusement, sa batterie est à plat.
— Et les cadavres momifiés ? »
Le Sage sourit : « Deux créatures de la fourmilière qui ont essayé de la récupérer. »
Le Bricoleur emmena Mu Ren jusqu’à leur nouvel abri et la coucha avec l’enfant. Il s’accroupit devant la porte et observa les villageois : des troglodytes nus au cuir épais, à ses yeux. Une femme à l’embonpoint maternel, dans la hutte voisine, lui offrit un bol rempli d’un brouet où l’on reconnaissait des morceaux de légumes. Il réveilla Mu Ren, et ils mangèrent. Repu et reposé, il prit conscience de son corps également brun et endurci ; de sa chevelure emmêlée. Les semaines passées dans les jardins les avaient rendus pareils aux villageois. Il gratta la plante des pieds de Mu Ren avec enjouement.
« Ils vivent très près de la nature, ici. Nous aussi, à partir de maintenant. Nous allons finir par leur ressembler tout à fait, mis à part un détail : toi et moi sommes les seuls dans le village à n’avoir que quatre orteils. »