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Il alla s’asseoir avec son cinq-orteils de fils sur le seuil de la hutte, et le berça. Balle trônait sur le cairn, sombre et opaque. Le Bricoleur se demanda comment le Sage avait pu amener la Moissonneuse à trahir. Magie ?

Le Sage du mont Table fut quelque peu angoissé à la vue de Curedent. C’était là un cyber de compagnie, qui pouvait jouer un rôle très actif : il parlait, et c’était aussi une arme. Le vieux Moon était au moins aussi âgé que lui-même, sinon plus. Si l’on ajoutait à cela ce Carnivore à quatre pattes – de la sorcellerie, car les montagnards n’avaient jamais rien vu de pareil – l’autorité du Sage semblait bel et bien menacée. Mais Balle lui dit de se montrer coopératif ; ce qu’il fit, à contrecœur.

« Nous venons voir votre Bricoleur », dit Curedent. Il rassembla autour de lui les plis de sa robe.

« Pourquoi ?

— Pour lui parler, ô édenté ! Où est-il ? »

Le Sage fixa l’impudente javeline d’un air sombre. Le petit cyber lui rendit son regard. Moon et Dan flânaient sur le cairn, examinant les huttes. Pour eux, c’était un gros village, presque la civilisation. Le Sage finit par leur indiquer la cabane du Bricoleur.

Celui-ci se montra sceptique.

« Tu es une machine. Tu ne devrais même pas te trouver ici. Tu pourrais nous dénoncer. »

Moon brandissait Curedent de façon que son lecteur lingual jouât à plein volume sur le Bricoleur. C’était l’homme qui pouvait refaire les dents de Moon, Curedent l’avait promis, et Moon allait veiller à ce qu’il le fasse.

« Je suis un robot de compagnie, vieux de plusieurs milliers d’années, dit le cyber. Mes anciennes chaînes de commande ont été coupées pendant mon sommeil. Mes supérieurs ont disparu. À présent, toute ma loyauté revient à celui qui m’a trouvé, et Moon a besoin de dents.

— Mais comment puis-je croire… objecta le Bricoleur.

— Demande à ton mage, le Sage », proposa Moon.

Le Bricoleur les laissa devant sa hutte et se rendit jusqu’au cairn. Le Sage était à demi en transe, la main sur la boule de cristal. Enfin, il se retourna et fit un signe affirmatif. Il n’y avait rien à craindre des étrangers.

Le Bricoleur fit entrer Moon et Dan dans sa hutte. Mu Ren et Junior étaient avec plusieurs femmes du village, à piler le grain. La hutte ne contenait que des objets simples, faits à la main, en peau de cétacé, en fibres tissées, en argile, en bois et en pierre. Les petits outils rudimentaires utilisés par le Bricoleur dans sa nouvelle profession, celle de guérisseur, étaient disposés sur un billot fendu. La plupart étaient en silex. Le Bricoleur prit un bâtonnet en bois blanc poli et fit signe à Moon d’ouvrir la bouche. Il tâta méthodiquement les gencives avec un instrument en pierre, sa pointe Levallois retouchée. Puis il inspecta rapidement la gueule de Dan, et secoua la tête.

« Ces dents sont vraiment usées ! dit-il en contemplant ses pitoyables outils. Il faudrait pour chacune une couronne complète, ou une de trois quarts. Je peux faire des jackets d’étain, mais pas des couronnes. »

Curedent vrombit et demanda vivement : « De quoi as-tu besoin pour faire cette remise en état, ici ? Et tout de suite ? Tu faisais des travaux similaires dans la fourmilière, pour la Grande S.T. Ne peux-tu essayer d’en faire autant Dehors ?

— Dis-lui ce dont tu as besoin, Bricoleur, fit Moon dans un sourire édenté. Je l’ai vu faire tomber la pluie. Il peut sans doute te procurer n’importe quoi. »

Le Bricoleur était toujours sceptique, mais l’idée de travailler à nouveau de ses mains lui souriait. Il n’avait rien à y perdre, que son temps ; et il semblait qu’il en avait à revendre.

« Ouvre la bouche », dit-il en s’emparant de sa pointe de Levallois. Il appuya la pierre froide contre le tissu fibreux des gencives et préleva un éclat de tartre jaune. Il le déposa au bout de son index. « Ce dépôt calcaire recouvre entièrement les chicots. Mes instruments en pierre sont assez solides pour le retirer, mais ça demandera énormément de travail. Ça saignera, et ça fera mal ; il y aura aussi un réel danger d’infection. Mais cette zone noire, là… » Il plaça les lecteurs du cyber dans la bouche de Moon. « C’est de la carie. La dentine cariée est plus tendre que l’émail, bien sûr, mais encore trop dure pour mon attirail primitif. » Il réfléchit un moment. « Je pourrais adapter une des perceuses à moteur du nécessaire à réparation d’une Agrimache. Mais cela pourrait attirer les chasseurs.

— Ça, je m’en charge, dit Curedent. Continue. Que te faut-il d’autre ? »

Le Bricoleur commençait à s’intéresser à ce projet. Il regarda à nouveau l’intérieur de la bouche de Moon.

« La plupart des canaux de ces racines sont morts, je crois. Ce serait une bonne idée de les obturer tous. Nettoyer ceux qui sont morts et drainer tout abcès éventuel. Pour le nettoyage, un fil de métal rugueux fera l’affaire. Pour le drainage, une mèche et un quelconque antiseptique, soit du phénol ou de l’iodine, ce que nous trouverons dans la médi-trousse d’un chasseur. Le tout, c’est d’installer une perceuse à moteur. »

Moon s’offrit spontanément : « Il s’agit de mes dents, et je connais presque toutes les Agrimaches de la vallée sud. Je pars tout de suite chercher le nécessaire à réparation. As-tu besoin d’autre chose ?

— Ne te charge pas trop, l’avertit le Bricoleur. Tu risques d’avoir les chasseurs aux trousses dans la demi-journée. Mais c’est de ta bouche dont il s’agit, et tu pourrais rapporter tous les petits outils pointus que tu trouveras : fraises, ciseaux, pinces, forets. Plus ils seront petits et effilés, moins tu auras à souffrir du trauma. Je vais préparer une cache au sec sous un rocher pour déjouer les détecteurs de métal. »

Puis il se tourna vers Curedent et poursuivit : « Je peux faire le moule positif avec de la cire, et le négatif avec du sable et de l’argile. Mais quel métal employer pour les couler ? Je n’ai qu’un peu d’étain.

— L’or conviendrait-il ?

— Certainement. C’est ce qu’il y a de mieux.

— Balle peut nous aider. Elle portait une coiffe en feuille d’or quand on l’a trouvée. Une forge au charbon de bois suffirait pour la fondre. Nous la chaufferons lorsque les moules seront prêts. Ça ne devrait pas attirer davantage les chasseurs qu’un de nos feux de camp habituels. »

Le Bricoleur considérait à présent avec plus de respect le petit cyber, qui mettait tant de minutie dans l’élaboration de ses projets.

Le nettoyage et le détartrage s’effectuèrent sans trop de problèmes. Moon et Dan traînèrent quelques semaines des visages enflés, et crachèrent de la salive couleur de rouille, mais ça, c’était à prévoir. Par contre, lorsqu’on passa au fraisage de la dentine cariée, leur force de caractère s’effrita passablement.

La fraise était épaisse et grossière ; ses vibrations provoquaient beaucoup d’échauffement. Quand le Bricoleur était à l’œuvre, une odeur de sang cuit planait sur le village. Bien que le seuil de la douleur fût très élevé chez Dan, il considérait ceci comme une véritable torture. Les cent années d’obéissance qu’il avait derrière lui se révélèrent insuffisantes pour le maintenir sur le billard du Bricoleur. Et les nerfs de Moon étaient également à bout. Il était prêt à tout laisser choir quand Curedent suggéra d’utiliser la Récompense Moléculaire pour supprimer la douleur.

Le Bricoleur déterra les restes de plusieurs chasseurs avant de trouver un injecteur intact.

« La dernière dose doit être la R.M. », suggéra Curedent.

Le Bricoleur coupa le bout de la bande. Une bulle minuscule renfermait la drogue. En la diluant dans plusieurs litres de neige fondue, il composa un bain de bouche qui provoquait une anesthésie locale. L’insensibilité durait quelques heures. Elle s’accompagnait d’un flux abondant de salive claire, provenant de la parotide. Le Bricoleur confectionna une digue flexible pour garder le champ opératoire sec, et le meulage se poursuivit. Les canaux des racines furent nettoyés et baignés d’iodine. Un peu moins de six mois après, Moon et Dan, un peu mal à Taise, se souriaient de leurs dents en or éclatantes.