« Zut ! Le taquet d’arrêt pneumatique doit être encore à plat ! Où est notre spécialiste du Conduit ?
— Eppendorff est au Service des Egouts aujourd’hui, monsieur. »
Chapitre III
Moïse Eppendorff
Moïse Eppendorff pilotait avec prudence son mini-submersible à l’intérieur du digesteur anaérobique, large d’un kilomètre et demi. La visibilité avait été un peu améliorée par le renvoi d’un courant laminaire d’effluence clair, mais il se méfiait encore des îlots résiduaires considérables, toujours présents. Il préférait les visites de routine sans risques dans les conduits polaires qui amenaient l’eau pure résultant de la fonte de la calotte glaciaire. Ces fluides stériles ménageaient peu de surprises. Mais le digesteur était rien moins que stérile. Toute une flore de fongus et de bactéries s’épanouissait autour de lui ; les enzymes digéraient les nutriments des eaux d’égout. Dans les phares du sub, cela ressemblait à des nuages multicolores pour le dessus, et à des tours gélatineuses plus solides pour le dessous. Une matière filandreuse reliait verticalement les deux parties. Cette matière collait à l’avant du sub, comme du chewing-gum, et formait des traînées à l’arrière. Bientôt, l’engin apparut comme une sorte de comète aquatique sur les senseurs du digesteur.
En infléchissant la charge de l’état de surface de l’appareil, Moïse se débarrassa de ce panache visqueux de levures et de mycélium. Il manœuvra afin de se rapprocher d’une masse jaune translucide, d’environ dix fois la taille de son sub, et allongea son tube à prélèvement. Il aspira un fragment de la matière gélatineuse et poursuivit sa route. Jusque-là, ça ressemblait à une visite de routine.
« Toujours aucun signe d’activité membraneuse », signala-t-il.
Un visage carré apparut sur l’écran : J.D. Birk, le supérieur immédiat de Moïse dans la caste du Conduit ; il portait l’emblème du Verseau rehaussé de deux étoiles.
« Il reste encore à peu près quatre cents mètres à faire, dit Birk. Vous trouverez la première perturbation de l’autre côté du rideau de bulles, dans la section anaérobique. »
Birk était un être humain, bien sûr, mais il avait perdu tout sens de l’humour au fil de sa carrière. Et Moïse se méfiait toujours un peu des gens pourvus d’autorité mais dépourvus d’humour.
« Bien, monsieur », dit Moïse en dirigeant son engin à travers la jungle des micro-organismes. Son scope de membrane ne discerna rien. Pourtant, les cellules étaient polarisées, mais leur taille ne dépassait pas un micron, et son calibrage ne lui permettait de repérer que des cellules d’un centimètre au moins. Le champ magnétique du scope continua à sonder la fange à la recherche des fantômes.
Depuis des mois, les senseurs du digesteur avaient détecté une présence inclassable ; cela avait une intégrité membraneuse comparable à celle d’un cœlentéré, et une taille supérieure à celle de son minisub. Devant l’impossibilité de les définir, on classa ces choses comme « fantômes » ; les organes électroniques étaient en cours de vérification. Les images apparaissaient dans différentes régions du digesteur, changeaient de forme et disparaissaient, pour réapparaître ailleurs. Birk s’était contenté de cette interprétation, jusqu’à ce qu’on ait observé une baisse du rendement calorique du digesteur à chacune de ces apparitions. Les fantômes – qu’ils soient électroniques ou non – ne consomment pas de calories. C’est pourquoi on avait envoyé Moïse en mission.
« Je franchis le rideau de bulles ! » hurla Moïse par-dessus le chuintement et le rugissement des eaux.
Autour de lui, les îlots résiduaires s’aéraient et montaient vers la surface.
« Je vous ai sur l’écran. Vous voyez quelque chose ?
— Rien. La visibilité est pourtant assez bonne. Plus de trente mètres.
— Les boues ont été en grande partie traitées dans cette section. Les écumeurs sont en train d’extraire… Attention ! on dirait qu’un fantôme se forme autour de vous.
— Je ne vois rien d’insolite. Peut-être la turbidité est-elle en légère augmentation, c’est tout… Hé ! Quelque chose vient de retourner mon submersible ! Le hublot est obstrué… je ne vois plus rien.
— Coupez vos réacteurs. C’est quelque chose de vivant et de délicat. Vos réacteurs sont en train de le déchirer. Continuez à rendre compte. Vous êtes entraîné hors de portée de mon lecteur. »
Moïse se calma et coupa le moteur. Gêné par son harnais, il se tortilla pour regarder par le hublot à Penvers. Une masse tremblotante et amorphe recouvrait la vitre, lui cachant le monde extérieur. La pression diminua, comme l’indiquait le sondeur. Le sub se remit lentement d’aplomb.
« Mes instruments me disent que je suis en surface… mais je ne peux toujours rien voir. »
Birk passa sur les senseurs de surface, situés dans la plafond voûté du digesteur. Le lecteur sonore capta le ploc-ploc des gouttes d’eau en condensation. Le lecteur optique révéla l’habituelle poche de gaz, un dôme avec des arches, d’où pendaient des mycéliums fins comme des cheveux, et la surface liquide sombre que mouchetaient des colonies de bactéries. Il essaya d’autres lecteurs. Plusieurs étaient bouchés par un enchevêtrement de structures blanches, scintillantes et ramifiées, semblable à des racines.
« Tenez-vous bien, dit Birk. Gardez vos senseurs en marche. Peut-être apprendrons-nous quelque chose. Vous êtes en sécurité. Pour vous faire sortir, il n’y a qu’à mettre les réacteurs en marche et déchirer la membrane fantôme. »
Moïse actionna le tube à prélèvement et effectua une biopsie sur cette chose nébuleuse qui le retenait. Puis il se laissa aller dans son siège et prit un peu de détente. Il ouvrit un sandwich cylindrique et mâchonna successivement la couche brune croustillante, la jaune caoutchouteuse et la verte pâteuse. Quelques heures après, il fit une nouvelle biopsie. Cette fois, le submersible fut ébranlé. La résistance à la traction du fantôme avait augmenté notablement. Il ouvrait la bouche pour se plaindre quand la pellicule obstruant le hublot s’enroula sur elle-même, prenant la forme d’un cordage. Il pressa son visage contre la vitre plate et froide, et scruta l’extérieur.
Birk regarda le fantôme disparaître sur l’écran du senseur. « Il est parti ! s’exclama-t-il. Que voyez-vous ? »
Moïse observa encore. « Il n’est pas parti… il est mort. »
L’écran de Birk avait enregistré une large nappe d’activité ionique tant que la créature vivait. Maintenant, tandis que l’énorme masse évoquant une amibe se changeait en un fouillis de tiges, l’activité ionique avait cessé.
Moïse rectifia : « Il n’est pas mort. Il a fructifié. Cette chose s’est transformée en une natte de grandes tiges blanches, dont chacune est surmontée d’un melon. »
Le sub flottait dans une poche de gaz de quatre mille mètres cube de volume, remplie de tiges et de melons. Certains des melons étaient d’un blanc scintillant, mais beaucoup avaient pris un aspect terne et gris. Quelques-uns avaient éclaté, ils étaient noirs et poussiéreux. Moïse décrivait ce qu’il voyait.
« Un Armophus ! s’écria son supérieur. Ça doit être une espèce géante et mutante de l’Amorphus. Un plasmode. J’en ai déjà vu dans les digesteurs, mais ils n’avaient que quelques centimètres de diamètre. Leur goût est délicieux. Un peu celui de la truffe. Si ceux-ci sont également comestibles, nous sommes riches ! Pouvez-vous passer votre scaphandre et en ramener un dans votre cockpit ? »
Moïse mit son casque de Pelger-Huet. Ses lunettes immenses à vision symétrique lui donnaient l’aspect d’un insecte. Il vérifia l’arrivée d’air et ouvrit le sas. Les gaz du digesteur n’étaient en général pas respirables. Il lui faudrait attendre encore avant de connaître l’odeur de l’Amorphus.