La natte de tiges supporta son poids sans trop d’oscillations. Il détacha un petit melon blanc et caoutchouteux avec un court segment de tige, retourna au sub et le cala derrière son siège.
Le sub rentra à son poste de mouillage et alla s’emboîter dans sa douille d’énergie. Birk attendait sur le quai avec deux hommes du Synth. Ils portèrent le melon jusqu’à leur voiture et partirent.
« Nous l’appellerons Melon Eppendorff-Birk, dans notre rapport. M.E.B., ça sonne bien ! » dit Birk.
Moïse s’extirpa de sa combinaison gluante. Il regarda la voiture disparaître à un tournant.
« Il doit peser de dix à quinze kilos », dit-il. Il médita un instant, sourcils froncés. « Melon de Moïse. Ça me plaît bien. »
Après un moment de silence équivoque, Birk sourit et dit avec entrain : « D’accord ! Melon de Moïse, ça ne sonne pas mal. Je l’inscrirai sous cette appellation. Et… j’ajouterai un mot de recommandation afin qu’on vous donne un congé supplémentaire. Que diriez-vous d’une Chasse ? »
Moïse secoua la tête.
« La prise de trophées ne m’a jamais attiré.
— Une Escalade ? »
Moïse haussa les épaules. « Pourquoi pas ? »
Birk parut satisfait, et se mit en devoir de remplir son rapport.
Même aux heures creuses, le métro était toujours bondé. La station de Moïse Eppendorff voyait passer un demi-million de voyageurs à l’heure. Avec son nouveau filtre nasal, il parvenait à supporter l’âcre puanteur ; il devait changer deux fois avant d’arriver à la base de son puits. Par centaines, ses voisins anonymes faisaient la queue devant les distributeurs, lui barrant le passage. Il enjamba un cadavre décomposé et entreprit l’ascension de sa spirale. Deux heures plus tard, éreinté, il atteignait son boyau.
« Le C.C. a appelé », lui dit son distributeur.
Moïse attendit. Le visage de Val, du C. C, apparut sur l’écran.
« Navré de te déranger, Moïse. Mais on a besoin de toi. L’organe de réception du distributeur est hors service.
— Ne pouvez-vous pas utiliser celui du Garage, en attendant demain ? »
Val vit les sillons creusés par la fatigue autour des yeux de Moïse.
« Mais si. Inutile de te déranger ce soir. D’ailleurs, j’ai regardé moi-même ; si c’est une panne dans les circuits de la minuterie, j’arriverai bien à en ficher un nouvel élément. »
Moïse remercia d’un signe de tête et s’effondra sur sa couche, où il s’endormit instantanément. Le lendemain, il devait siéger au mégajury.
Dans la station bourrée de monde, une fille effrayée accéléra le pas. Elle portait la blouse blanc-bleu de la caste des Assistantes, l’emblème de la Vierge, sans étoiles. Les courbes douces de son corps la désignaient comme une polarisée, puberté plus quatre. Ses yeux verts parcoururent la foule ; des centaines de visages sans expression défilaient autour d’elle, la masse habituelle des inconnus tombant de sommeil, qui remplissaient les couloirs d’un mouvement indécis. Mais l’un de ces inconnus, lui, n’était pas indécis.
Il la suivait.
Des mains rugueuses se tendirent vers elle, à travers la foule. Des doigts durs déchirèrent sa tunique, révélant la chair rose des seins et des hanches. Un visage de maniaque se pressa contre elle avec des yeux en vrille trop rapprochés, un nez aquilin, une bouche mince et sèche. La pointe d’un couteau taquina la peau de son flanc, traçant des égratignures dentelées, d’où coulaient de minces ruisseaux de sang. Une bouche dure chercha la sienne. Ses cris et sa lutte passèrent inaperçus de la foule anonyme. La lame s’enfonça de cinq centimètres dans son ventre, comme en badinant, et transperça un viscère invisible empli de gaz. Le couteau entra et ressortit. Entra de nouveau. Ressortit. La lame rouge dessina une rangée de piqûres sous ses côtes. Elle sectionna une artère. La faiblesse gagna la jeune fille. L’image du visage du maniaque était figée dans les molécules de sa mémoire quand elle s’effondra. Il se pencha sur elle. La foule poursuivait son mouvement erratique. Un pied indifférent écrasa sa main gauche, flasque à présent, brisant deux osselets. D’autres pieds pataugèrent dans la flaque rouge qui s’élargissait.
Le meurtrier passa à la seconde phase de son acte impulsif, le viol, et entama la troisième. Il était en train de tailler allègrement sa victime en pièces quand arriva la Brigade de Sûreté, Le filet de jet tomba sur lui, et l’image devint fixe. Moïse étudia les traits : le nez aquilin, les yeux rapprochés. L’enregistrement fait par les lecteurs optiques était bien net. Le couteau humide était encore dans sa main droite. L’image se rapetissa et se déplaça vers le coin supérieur droit de l’écran afin que le mégajury puisse le comparer avec le prisonnier qui apparaissait maintenant. Il s’agissait de toute évidence du même homme. Il prenait son repas dans sa cellule. La seconde image rapetissa et s’éloigna vers le coin supérieur gauche. L’ordinateur judiciaire avait cette fois rassemblé tous les éléments de l’affaire, et Moïse n’hésita pas à presser le bouton « Exécuter ». Les arguments en faveur de la suspension tombèrent dans des oreilles de sourds ; il y avait déjà trop de gens souffrant de maladies organiques qui attendaient d’être mis en suspension. Ce n’était pas le moment d’être trop généreux avec les psychotiques.
Le Syndrome de meurtre avec viol et celui de massacre avaient suivi une progression logarithmique, avec l’augmentation de la densité démographique. Et Moïse ne se faisait pas d’illusion sur ces tueurs enragés. Avec la surpopulation actuelle, ils ne pourraient jamais être rendus à la société. Il avait le sentiment de faire son devoir de citoyen en appuyant sur le bouton.
Quand le débat fut terminé, d’autres votes s’ajoutèrent au sien. L’image du prisonnier occupa à nouveau l’écran central. Ses paramètres bio-électriques s’inscrivirent en courbe sur la section inférieure de l’écran. Il termina son repas et essuya sa bouche mince sur le dos de sa main droite. Il ne sut même pas quand la cote de cinquante pour cent en faveur de l’exécution fut dépassée. Des ions métalliques lourds et des radicaux toxiques immobilisèrent son système enzymatique. Les courbes bio-électriques s’aplatirent, puis disparurent ; les membranes étaient dépolarisées.
Moïse accusa réception des crédits qui venaient récompenser sa participation au mégajury et roula sur son oreiller. Son petit déjeuner attendrait qu’il ait fini de se reposer.
Après un déjeuner consistant, il appela le C.C. L’organe de réception du distributeur fonctionnait. Il ouvrit l’évent d’aération de sa cabine et prit une profonde inspiration.
« Quelle odeur a le Dehors, aujourd’hui ? demanda une voix depuis l’entrée.
— Verte », dit Moïse en se retournant pour voir son visiteur. C’était Willie le Simple, l’occupant de la cabine voisine ; il avait un corps tout couturé et un cerveau parfois embrumé. Moïse fit un signe de tête. Le distributeur délivra un verre de mousse. Willie s’en empara de ses doigts raides et contractés.
« Vert, c’est une couleur, pas une odeur, dit-il en s’asseyant dans un coin, la lèvre supérieure barbouillée de mousse.
— Ça peut être les deux à la fois, comme l’artichaut et l’avocat peuvent être couleur ou saveur en même temps. »
Willie finit son verre et essuya son menton troué de vérole sur sa manche. Il contempla pensivement le mur d’en face.
« Les artichauts et les avocats peuvent être davantage que des couleurs et des saveurs… des espèces de plantes, je crois. »
Moïse étudia le visage rond de Willie, tendu par des cicatrices anciennes. Willie était resté trop longtemps Dehors. Cela avait commencé par une Chasse ; il y avait eu un accident, et il s’était perdu. Il avait erré pendant plus d’un an, sa peau avait brûlé et pelé. Quand on l’avait retrouvé avec son trophée, il ne se souvenait pas de grand-chose. Le soleil lui avait frit la cervelle, croyait-on. Des opérations de chirurgie esthétique avaient été faites sur son visage, ses mains et ses pieds, mais les cicatrices continuaient à rétrécir les tissus, à faire des fronces, raidissant ses articulations et déformant son visage. Le Psych l’avait mis en réhabilitation, mais cette tentative visant à en faire un citoyen utile avait échoué. La combinaison des drogues de Chasse et de son exposition prolongée aux violences du Dehors avait eu raison de lui. Il vivrait, le reste de son existence, des rations minimales de calories et de logement que lui accordait la Grande S.T. : Mille cinq cents calories et trente mètres cubes, environ le quart de ce qui était alloué à Moïse, qui travaillait.