Willie le Simple ne manquait pas une occasion de rendre visite à Moïse. Il profitait ainsi de l’appartement spacieux et des calories savorisées. Moïse l’accueillait volontiers. Ce pauvre bougre n’était pas désagréable, sauf quand il se mettait à marmonner des choses incohérentes tout en tripotant son macabre cube-trophée. À ces moments-là, il méritait bien son surnom de « Simple ».
Willie poursuivait : « Il y avait autrefois plusieurs espèces de plantes… rouge la betterave, jaune le navet, tradéridéra, que c’était bon à manger ! J’ai oublié le reste. C’est une comptine que ma mère m’avait apprise. Je suis né avec un permis de classe quatre. Tu as été porté par une Utérimache ou par une femme ?
— Une Utérimache, je crois », dit Moïse. Il savait que la plupart des citoyens de sa génération étaient des classe un : copie carbone en bocal. Les résultats étaient sûrs : de meilleurs citoyens, à la conduite entièrement prévisible, des Néchiffes dociles.
« C’est triste, dit Willie. Moi, je suis content d’avoir eu des parents biologiques. J’ai des souvenirs qui me tiennent chaud. On ne devrait pas vivre comme ça, seuls, dans des appartements minuscules. Ça n’est pas bon. »
Moïse prit deux autres verres de mousse et en offrit un à Willie.
« J’aimerais avoir un fils, dit Willie.
— Pourquoi ?
— C’est triste de mourir… sans personne pour vous pleurer. »
Ces conversations avec Willie mettaient toujours Moïse mal à l’aise. Il retourna vers l’évent d’aération et changea de sujet.
« Je persiste à dire que ça sent vert, Dehors. Je crois que je vais aller y jeter un coup d’œil par moi-même. »
Willie recula d’effroi. « Tu ne vas pas… !
— Je vais simplement grimper en haut du puits et regarder par la grille. Il n’y a aucun mal à ça. Pourquoi ne viendrais-tu pas ? »
Willie se renfonça dans son coin et joua avec son cube-trophée.
« J’supporte pas tous ces gens dans la spirale. Quelle engeance ! Ils sont bien trop nombreux !
Quand j’étais plus jeune, je pouvais me tailler un chemin dans n’importe quelle foule. Mais c’était avant que j’aille Dehors. » Willie retira ses bottes, exhibant ses pieds, qui n’avaient que trois orteils. « J’y ai laissé mes orteils, aussi. »
Moïse le morigéna : « Tes orteils… et tes tripes. Tu es un exemple-type du principe qui veut qu’on perde tout esprit d’initiative avec ses orteils. Si jamais l’homme en arrive au Néchiffe à trois orteils, la vie deviendra bien monotone ! »
Le visage de Willie reflétait un mélange de crainte et de colère. Il se leva, hésitant entre ces deux sentiments.
« Je vais peut-être venir avec toi, si… si la rampe n’est pas trop encombrée. »
Moïse sourit, sûr de lui, et lui donna une tape dans le dos. Ils remplirent leurs poches de barres sucrées, de cubes de graisse et de protéines conjuguées, fournis par le distributeur de Moïse, et partirent.
Il fallait ramper pendant cinquante mètres dans le boyau avant d’atteindre la spirale. Il n’y avait là que quelques personnes d’âge moyen, qui traînaient, apathiques. Mais ce n’était pas l’affluence. Ils allèrent jusqu’à la rambarde et se penchèrent au-dessus du puits. Deux cents mètres plus bas, la base du puits n’était qu’un vague cercle de têtes. Le chapeau du puits, au-dessus d’eux, n’était qu’une lueur trouble, à plus de huit cents mètres à pic. Ils attaquèrent la spirale, dépassant les boyaux anonymes de leurs voisins de la cité-puits.
Une heure plus tard, ils firent une pause pour se désaltérer ; chaque circonvolution, d’une longueur de quatre cents mètres, ne les élevait que de vingt mètres. Il leur faudrait plus de trois heures pour arriver en haut.
« Tu aimes ça, regarder Dehors ? demanda Willie, anxieux.
— Bah ! c’est intéressant, fit Moïse. J’ai eu l’occasion de regarder de près il y a quelques mois, en réparant un volet, pour le C.C. C’était vert, et ça sentait vert aussi… vraiment. J’ai eu l’impression d’être vert pendant les jours qui ont suivi.
— Les humains vivaient Dehors, autrefois, dit Willie, songeur. Et dans l’océan aussi ; la preuve, c’est que nous avons encore des branchies… des embryons de branchies. Et nos orteils doivent être des vestiges embryonnaires de notre vie Au-Dehors. Nous n’avons nul besoin d’eux dans la fourmilière. Pas besoin de courir, de grimper ou de nager là-dedans. »
Moïse n’aimait pas la façon dont Willie le Simple crachait le terme de fourmilière. Il n’ignorait pas que certains citoyens haïssaient la Grande S.T., et prétendaient qu’elle les traitait injustement. Mais il ne s’agissait pas de Bon Citoyens, seulement de proscrits, d’inadaptés.
Moïse contempla ses propres pieds. « Il nous en faut quand même pour marcher, comme nous sommes en train de le faire. »
Willie le Simple inspecta les alentours, se méfiant des senseurs de la Surveillance. Il sourit à Moïse d’un air entendu.
« Je suis de ton avis. Et c’est vraiment merveilleux de vivre dans la Grande S.T. Je le sais bien. J’ai affronté les périls du Dehors. C’était une expérience terrifiante. Toute cette étendue à ciel ouvert ! Je ne crois pas que j’y aurais survécu sans mes drogues. Et puis il y avait le temps. »
Moïse attendit la suite. Ils en avaient déjà discuté à maintes reprises.
« Il y a des variations de température, tu sais. Il faisait jour, et ensuite nuit. Chaud, puis froid. L’air était immobile, et tout à coup se déplaçait très vite, en emportant des feuilles et de la poussière. Le sol se couvrait d’écume, puis séchait. Le temps ! » Willie but encore rapidement une gorgée à la fontaine et reprit avec entrain l’ascension de la rampe. « Si on se dépêche, on en verra peut-être un peu, du temps. »
Moïse le suivit.
Willie s’aperçut que cette manifestation d’enthousiasme était une erreur. Il jeta autour de lui un regard inquiet, et ralentit le pas.
« Le temps, c’est horrible ! » répéta-t-il, mais sans grande conviction.
« Et la vie Dehors aussi. On me l’a bien expliqué quand on m’a ramené à la cité. L’homme est fait pour vivre dans les villes, pas dans les jardins. Les Egotiens qui vivent Hors les Murs sont nuisibles. Ils piétinent les récoltes, vivent comme des bêtes, se reproduisent sans contrôle… tuent, volent, commettent tous les crimes possibles. On me l’a vraiment bien expliqué. »
Ils marchèrent en silence quelques instants. La lumière du soleil, qui filtrait au travers de la calotte du puits au-dessus d’eux, commençait à diminuer avec le crépuscule.
Willie reprit : « Bien sûr, c’est normal que les Egotiens vivent comme des bêtes : ils sont en partie des bêtes. Selon certaines théories, ils se situeraient comme nos ancêtres directs, juste en dessous de nous dans l’arbre de l’évolution ; mais je suis convaincu que nous devons descendre d’un ancêtre commun, à quatre orteils. Ces sauvages à cinq orteils sont un embranchement condamné, par leur incapacité à s’adapter à la fourmilière. » Il eut un mouvement de dégoût. « Manger de la chair humaine ! Je pourrais tout leur pardonner, sauf ça. C’est sans doute pourquoi je suis si fier de mon trophée : j’ai chassé les derniers des carnivores terrestres. »