« Tu es un dieu ! s’exclama Moon, qui triait les sphères humides.
— Sûrement pas !
— Tu as fait venir la pluie et empêché la Moissonneuse de me dénoncer », dit Moon en ouvrant sur une pierre l’un des fruits couleur tomate, d’un diamètre de vingt-cinq centimètres. Il lança un morceau de pulpe à Dan et se mit lui-même à en macher.
Le cyber parla avec soin pour bien se faire comprendre :
« J’ai prévu la pluie. L’activité électrique de la tempête a empêché la Moissonneuse de te signaler. Mes facultés sont fondées sur la science, pas sur la sorcellerie. » Curedent s’interrompit pour observer le vieillard et le chien qui, avec leurs bouches édentées, avaient bien du mal à venir à bout de la pulpe nutritive, puis il reprit : « Bien sûr, on pourrait prétendre que mes pouvoirs sont d’ordre spirituel… rassembler des disciples… organiser une religion…
— Rassembler des disciples ? Jamais ! » cracha le vieux Moon. Il rejeta une écorce grossièrement mâchonnée. Avec une grimace de dégoût, il cria :
« L’organisation, c’est le fondement même de la Grande S.T. : organisation, coopération et écrasement de l’individu ! Jamais ! L’homme est fait pour une vie libre et sauvage ! »
Curedent infléchit la charge de sa membrane de surface et se tortilla dans les débris couleur chocolat.
« Ramasse-moi. »
Moon et Dan hésitaient encore un peu à introduire un javelot parlant dans leur étroite association.
« Pour quoi faire ?
— Je suis un robot de compagnie, conçu pour procurer de la camaraderie en échange de camaraderie…
— Dan et moi nous suffisons amplement. Qu’avons-nous besoin de toi ? Tu ne peux même pas marcher. Tu serais un fardeau ! »
Curedent suivit leurs préparatifs de départ. Ses petits circuits de cyber fonctionnaient à toute vitesse.
« Des dents, dit-il. Tous les deux, vous avez besoin de dents. Porte-moi, et je vous aiderai à trouver des dents. »
Moon effleura de la langue les chicots en dentine tendre, presque recouverts par les tissus hypertrophiques des gencives. C’était le résultat de près de deux siècles de mastication. Et le régime d’aliments mous auquel il était contraint ramollissait aussi son corps. Il soupira. Oh ! mordre et macher à nouveau !… Il ne tergiversa pas davantage. Il ramassa le javelot, qui avait un mètre de long, et tous trois quittèrent le mont Rocheux.
William Overstreet, campé sur un tertre allongé, observait les zigzags d’un engin de chasse le long de la vallée. Il était nu, à l’exception d’une ceinture d’uniforme en désagrégation et d’un casque bosselé. Le reste de son équipement isolant était parti en lambeaux depuis des mois. Sa peau présentait un hideux tracé géographique de cicatrices et de kératose là où le soleil ardent l’avait pelée de façon réitérée. Son visage, protégé par le casque, n’était que légèrement creusé et plissé.
Le vaisseau de chasse l’aperçut et cessa son plan de recherche aléatoire. L’homme leva la main droite et se mit à descendre en direction de l’appareil ; il se disait que son casque et sa ceinture empêcheraient les autres de tirer. Il espérait qu’ils l’identifieraient comme un citoyen et non comme un Bronco. Il trottinait avec désinvolture et restait à découvert, dans l’espoir de les éloigner de son nid.
Son nid… Pendant les deux dernières années, il avait vécu avec la plus belle femelle qu’il ait jamais vue. Elle s’appelait Miel, à cause de ses cheveux jaune d’or. Son humeur était changeante comme les phases de la lune. À la nouvelle lune, elle grognait et traversait à la nage le marais des Pouliches. Seule. À la pleine lune, elle revenait, et, conformément à son nom, était tout miel et tout sucre. Ses trois enfants aux cheveux jaunes partageaient son nid. Le plus vieux avait cinq ans. Leur peau lisse variait de l’olive à l’acajou, mais ils avaient les cheveux de leur mère. Il n’avait pas vu Miel ces derniers temps. Depuis qu’elle portait son enfant, son humeur restait à « nouvelle lune » : lutéale et hostile.
L’engin se posa et son sas s’ouvrit. Deux chasseurs s’approchèrent avec précaution ; ils portaient de longs arcs. Ils étaient vêtus du costume blanc gaufré et du casque sphérique isolants.
« Salut, les potes ! » dit-il joyeusement, avec un geste de la main.
Ils l’empoignèrent chacun par un bras et le conduisirent dans la cabine obscure. Il sentit dans ses épaules comme des piqûres d’aiguille lorsqu’ils lui administrèrent des drogues hypnotiques à haute dose. Hallucinations.
« As-tu fait la vérification ? demanda le premier chasseur.
— Cette ceinture appartenait à William Over-street, perdu en Chasse il y a deux ans. La structure osseuse de ce type concorde, mais les tissus tendres sont trop abîmés pour une identification positive.
— Perdu en Chasse… répéta le premier chasseur. Bon, renforce l’hypnoconditionnement. Il pourra terminer cette Chasse avec nous. »
Willie, engourdi, traquait le gibier. Une voix dit : « Trouve ! » Il vit d’autres chasseurs à droite et à gauche. Ils cernaient un petit terrier où se trouvaient trois sauvageons. Les flèches volèrent. Les cris excitèrent son appétit de chasseur. Il leva son arc et regarda dans le viseur. Un autre cri. Un chasseur brandissait un trophée sanglant.
Une forme rose traversa son champ visuel. Le réticule du viseur se fixa sur une paire de seins symétriques. Au-dessous, le ventre faisait saillie, avec son utérus au troisième mois de grossesse. Au-dessus, il vit une chevelure ébouriffée d’un jaune brillant. Une voix lui dit de tirer.
La vision s’effaça. Il y eut des blancs. Il tenait au bout de son bras levé une paire d’objets ovales, sanguinolents, d’où pendaient de courts segments blancs caoutchouteux. Il ne reconnaissait pas le décor. Il était à plusieurs kilomètres du marais au Pouliches. À plus de cent cinquante peut-être. Le trophée sanglant n’avait aucune signification pour lui. Son esprit était vide. Un vaisseau de Chasse vide planait au-dessus de lui ; il le suivait à la trace depuis des heures. Il lui fit signe de descendre et y monta, pour rentrer à la fourmilière.
Le Méditech/mache, quand il en eut fini avec lui, déclara son corps en bonne santé malgré les cicatrices. Le Psychtech était rien moins qu’enthousiaste.
« Le tracé des réflexes du S. N. C. indique un grave trauma, dont l’amplitude est difficile à évaluer ; on a utilisé beaucoup de drogues pendant la Chasse. »
Willie fit rouler ses yeux et les leva, fixant la porte avec envie.
« Voyez comme il désire retourner Au-Dehors. Je le soupçonne d’avoir peut-être un attachement émotionnel pour une pouliche de la région du Marais. »
Le surveillant écouta l’analyse du Psychtech.
« Bon, on pourrait le jeter, ou le mettre en suspension, à mon avis, dit-il. Mais il est vraiment trop tôt pour savoir quel problème il peut poser à la Grande S.T. Pourquoi ne pas le transférer dans l’un des autres pays… disons, le Pays Orange. Il n’a aucun attachement pour la mégafaune de là-bas. Il peut se révéler un Bon Citoyen, en fin de compte. »
Le Psychtech approuva de la tête. Willie fut transféré dans une cité-puits d’Orange. L’un de ses voisins était un membre de la caste du Conduit nommé Moïse Eppendorff ; il était sensible et compétent. Leur cité se trouvait juste à l’ouest des montagnes.
La chaîne montagneuse formait l’épine dorsale géologique de deux continents. À neuf mille kilomètres au nord du mont Rocheux, d’autres fugitifs s’agrippaient à leur existence précaire dans l’air froid et rare d’un pic élevé.
Balle, sphère métalloïde, occupait un cairn rocailleux au centre d’un misérable village néolithique. Lieu de culte, le cairn était entouré de pauvres offrandes alimentaires. Balle avait protégé ces villageois du mont Table, et leur nombre avait ainsi atteint plusieurs centaines. L’aurore les avait fait sortir de leurs tentes, faites de peaux cousues entre elles, avec des outils de silex et des bols d’argile. On écrasa le grain. On tâta les viandes et les fruits en train de sécher… Travail, travail.