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Arrivés au pourtour du chapeau, ils entrevirent un ciel bleu à travers l’épaisse grille métallique. Willie s’étreignit la poitrine et s’assit face au mur vide de la spirale.

« Je ne peux pas regarder Dehors. »

Moïse regarda attentivement par la grille et décrivit à Willie ce qu’il voyait.

Les teintes prune et raisin du soleil couchant s’assombrirent jusqu’à se transformer en un réglisse moucheté d’étoiles. Ils étaient assis sur une plateforme sans particularités qui faisait le tour de la bouche béante du puits. La grille était faite de maillons de vingt-cinq millimètres espacés de quinze centimètres, et montait vers un toit vert, embroussaillé, trente mètres plus haut. Une Agrimache de la taille d’un homme quitta les champs obscurcis et rentra dans son garage sous la plate-forme. Au loin, les tours à plancton s’allumèrent. Des nuages blancs d’Agrimousse se déversèrent sur les champs, leur apportant auxine et engrais. Des rangées de cyber-chapeaux s’alignaient jusqu’à l’horizon ; chacun. marquait l’emplacement d’une cité-puits.

« il y a des étoiles ? » interrogea la voix plaintive de Willie.

Moïse acquiesça.

« Ça brille. Il y en a des grosses, comme un œil fixé sur la terre. Et des petites, en grand nombre, comme une traînée de poussière métallique. »

Il chercha, parmi ces motifs scintillants, la forme familière d’Orion. Les épaules, les pieds bien écartés, la ceinture étroite et l’épée. Il avait remarqué cela des années auparavant. Mais quand il en avait parlé, personne dans la Grande S.T. n’avait paru comprendre. L’astronomie éveillait peu de curiosité dans la fourmilière souterraine. Les égouts, la vermine et les calories étaient des choses réelles ; mais une étoile, ça ne servait qu’à indiquer l’heure, sur les écrans, pendant les programmes récréatifs. Personne n’y distinguait des motifs. Il avait fouillé les mémoires, sans résultat : les étoiles faisaient partie des dossiers secrets.

La nuit s’avançait. Dans l’obscurité, un Irrigateur vint aspirer de l’eau dans le canal afin d’arroser le sol. La mousse disparaissait. Orion progressa vers l’ouest, jusqu’à ce que l’aube l’effaçât. Mais Moïse ne doutait pas qu’« il » reviendrait. Les motifs sur la voûte du Dehors, la nuit, semblaient être invariables.

Dans le jour naissant, Moïse se tourna vers Willie.

« Willie… est-ce que tu vois des choses dans les étoiles ? »

Willie se recroquevilla et se cacha les yeux. Moïse répéta sa question, avec précaution. « Quand tu étais Dehors… les étoiles apparaissaient chaque nuit, n’est-ce pas ? Pouvais-tu y discerner des figures, des motifs qui revenaient nuit après nuit ? »

Willie ne répondit pas tout de suite. Il se leva, en prenant soin de ne pas regarder Au-Dehors, et se mit à descendre la rampe d’un pas mou. Moïse lui emboîta le pas. Ils marchèrent sans parler, parcourant ainsi plusieurs circonvolutions de la spirale.

Enfin, Willie le Simple prit la parole : « Je ne me rappelle pas très bien. Les étoiles ? Je sais que j’ai dû en voir… mais je ne me souviens pas de les avoir vraiment regardées. Il y a un tas de choses comme ça qui sont très embrouillées sur la période que j’ai passée Dehors. Penses-tu que ça vienne des drogues ?

— Peut-être… fit Moïse, plein de sympathie. Les stimulants ont d’autres effets que de stimuler, c’est certain. Mais peut-être la Grande S.T. a-t-elle aussi gommé certains de tes souvenirs… pour essayer de faire de toi un bon Citoyen. »

Willie s’arrêta et eut un sourire de soulagement. « Bien sûr. La Grande S.T. a provoqué des blocages, pour empêcher les souvenirs nostalgiques de déborder de mon complexe amygdaloïde profond. Mais les blocages ne sont pas absolus ; des fragments de souvenirs filtrent parfois… »

Brusquement, Willie s’assit et appuya de nouveau son front contre le mur. Sombre et morose, il marmonna quelque chose à propos de la plus belle créature qu’il ait jamais vue. Moïse essaya de le sortir de sa prostration, mais la mélancolie de Willie ne fit que s’aggraver jusqu’à la stupeur. Willie le Simple restait souvent dans cet état des heures entières ; Moïse avait pris l’habitude de le voir ainsi. Cette fois, il ne lui manquait que le macabre cube-trophée…

Moïse resta auprès de lui une demi-heure, mais Willie gardait des yeux vitreux. La conscience lui revenait, par la force des évocations douloureuses. Leurs discussions avaient déclenché un réflexe neural, et il cherchait aveuglément à saisir ces souvenirs interdits. La Grande S.T. avait effectivement bloqué toutes les idées s’associant Au-Dehors, mais cela n’affectait que les associations simples ; et Willie s’efforçait de retrouver la mémoire par des associations d’idées multiples. Lentement, les souvenirs traumatisants s’assemblaient, pour revenir le tourmenter.

Willie le Simple portait dans sa main gauche un arc pesant. De grandes feuilles vertes s’agitaient dans la brise. Il aperçut sa proie, une pouliche. Ses grands yeux, son cou et sa taille minces lui donnaient dans son viseur l’aspect d’un insecte. Il éleva son arc et fixa le réticule sur cette forme. Elle rejeta en arrière sa crinière jaune, dévoilant des seins minuscules aux bouts roses. La fragile silhouette provoqua chez lui une migraine. Les images sautèrent.

Il était assis, nu et bruni, des enfants autour de lui. Il y avait trois sauvageons, et tous avaient les cheveux jaunes de la pouliche. Celle-ci arrivait, riante et ruisselante de l’eau du canal. Par jeu, elle se laissa tomber sur eux en roulant. Les enfants riaient. Le soleil, les fleurs aux couleurs éclatantes, la nourriture savoureuse. Le bonheur. La douleur, l’obscurité. Des chasseurs s’esclaffaient en brandissant des trophées dégoulinants de sang. Des corps froids aux cheveux jaunes jonchaient l’herbe rougie. Une autre vision, plus loin. Une tête dans l’herbe. Rien qu’une tête. Mais elle lui parlait, dans une langue qu’il ne comprenait pas. La tête ouvrit une large bouche et une paire de jambes en jaillit. Se hissant sur ces jambes, la tête s’enfuit en ricanant.

Lorsque Willie eut retrouvé sa conscience et la rampe de la spirale, Moïse n’était plus là. Des barres de protéines conjuguées et savorisées étaient empilées dans son giron. Il les ramassa et retourna vers sa cabine. Son trophée lui faisait peur, à présent. Si seulement il existait un moyen de l’analyser, de savoir s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme… si seulement il pouvait se rappeler si c’était bien son trophée. Avait-il vraiment tué ?

Moise chargea son petit distributeur de classe treize de rechercher des informations sur le Dehors. En explorant les magasins de mémoire rouilles et poussiéreux, le cyber réunit des bribes de renseignements qu’il communiqua sur des imprimés. Ce qui concernait les étoiles était perdu dans les mémoires secrètes. Mais on pouvait trouver des cartes du ciel à la rubrique des saisons. Moïse ne savait pas très bien ce qu’était une saison, mais il vit bel et bien le motif familier d’Orion correspondant à l’été.

La biosphère terrestre était très simple. Les océans ne contenaient que du plancton, encore était-il peu abondant et le plus souvent microscopique. De rares moules filtraient les eaux de l’océan et du canal. Les plantes n’étaient considérées qu’en tant que récoltes : herbes comestibles, graminées, vignes et arbres. Chaque espèce portait la mention grasse de sa teneur en calories ou en saveurs pour la fourmilière. Il sourit. Le melon de Moïse serait bientôt inclus dans cette liste. La faune comprenait plusieurs sortes de mammifères aquatiques, les sirènes et les cétacés… ceux qui nettoyaient les canaux. Les Broncos étaient classés comme vermine pilleuse de jardin, en voie d’extinction grâce à la fourmilière. Alors que les Néchiffes étaient au nombre de plus de trois trillions, la population bronco était estimée à moins d’un million pour le monde entier.