Quand il sortit, elle lui tendit une serviette de bain rugueuse. Elle portait une robe fendue serrée à la taille.
« C’est le tout dernier modèle coït et demi. Il comporte tous les accessoires pour les soixante-douze premières positions », dit-elle en se rengorgeant.
L’atmosphère pauvre de la montagne l’épuisait complètement. Il s’assit sur la couche en souriant faiblement.
« Cuir ou dentelle ? » demanda-t-elle par-dessus son épaule. Elle se mit à farfouiller dans l’armoire.
Il contempla l’oreiller, avec une irrésistible envie de dormir.
« Cuir ou dentelle ? répéta-t-elle.
— Oh !… peau, ce sera très bien. »
Elle eut l’air déçu. De toute évidence, elle possédait un attirail spécial, dont elle désirait faire étalage. Elle desserra sa ceinture et marcha vers la couchette.
« Tu n’es quand même pas un de ces types qui s’en tiennent à la position numéro 1, non ?
— Bien sûr que non. Tu connais la manœuvre 54/12 ?
— En phase culminante ? »
Il hocha affirmativement la tête.
Elle sourit. Au moins, cette fois, on l’avait appariée à un partenaire intéressant. Elle jeta un coup d’œil sur les schémas à l’intérieur du placard. Manœuvre 54/12 ?
« Tu as vraiment envie de ça ? Ça me paraît plutôt malaisé ! »
Il était encore assez éveillé pour répondre en souriant : « Oui, j’en ai vraiment envie. Il s’agit d’une Escalade, non ? Autant tenir la gageure. »
Elle accrocha sa robe et s’approcha de la couche. Tandis qu’elle ôtait les accessoires dont ils ne se serviraient pas, il s’étira en regardant le miroir au plafond. Un moment après, il était endormi.
Elle se montra un succube accompli.
L’aurore vint comme une heureuse surprise. Le soleil jaune, déjà ardent, s’éleva rapidement au-dessus de deux pics enneigés et remplit leur chambre d’une lumière aveuglante. Un mur entier était transparent. Son Assistante dégringola du lit et, en vacillant, alla en réduire la visibilité. Le soleil se changea en un disque lunaire sans éclat. Elle revint s’effondrer sur la couche.
Il se sentait à peu près reposé. La raréfaction de l’air ne l’incommodait pas outre mesure. Il alla à l’autre bout de la chambre et contempla la vallée. Des pyramides d’habitacles uniformes couvraient les versants inférieurs, à perte de vue ; cela lui fit penser à un glacier obscène. Les aiguilles noires d’une lointaine montagne semblaient encore vierges, la roche paraissait nue, mais la distance était trop grande pour qu’il puisse en être sûr. Il espéra que les aiguilles resteraient noires au coucher du soleil, au lieu de flamboyer de fenêtres reflétant des lueurs du crépuscule.
« Petit déjeuner ? » L’Assistante fouillait dans son paquetage.
Bizarre, mais quand elle se mit à partager sa nourriture – les calories qu’il avait gagnées et amenées jusqu’ici au prix d’un gros effort – il la vit avec d’autres yeux. Elle n’était plus la tendre Assistante venue lui tenir compagnie. À présent, c’était un parasite, qui troquait ses faveurs contre des calories, des savorisées par-dessus le marché ! Mais il se remémora l’un des commandements de la Bible S.T. de la charité :
Moïse emmena son Assistante au bar, qui avait des allures de caverne mystérieuse. Les murs extérieurs étaient à visibilité réduite, presque opaques. Moïse devinait à peine le ciel et les montagnes, dans des tons gris et noirs. Il était midi, il y avait une foule de Néchiffes autour du bar de pierre brute ; ils avaient besoin de rapprochement, et se sentaient rassurés par le contact des hanches tièdes et des coudes de leurs semblables. Chacun portait la tenue de Récré, un vêtement flottant et transparent. Moïse commanda des boissons au distributeur ; il choisit sur le sélecteur les cocktails flambés. Une petite flamme blanche vacillait au sommet de leurs verres, dans lesquels se superposaient des liquides multicolores.
Ils se joignirent au troupeau. La conversation tournait autour de la dernière session du mégajury. L’Assistante demanda à Moïse de donner à nouveau sa version des faits. Il s’exécuta, puis leva son verre devant ses yeux.
Moïse regarda les flammes sur son pousse-café. À l’aide de sa paille, il goûta la grenadine, le chocolat et la menthe au fond du verre. Il se renversa dans son siège et frotta ses sourcils roussis.
Un homme courtaud et agressif, cria, de l’autre côté du bar : « Tuer par télécommande un prisonnier psychotique et noyer sa responsabilité dans la conscience collective du mégajury… ce n’est pas spécialement viril ! »
Moïse avait déjà entendu ce genre d’arguments, mais ils éveillaient toujours en lui un réflexe de haine quand ils le visaient directement. Cette décharge d’adrénaline eut le don de le ragaillardir. Il répliqua : « La Charité avant la Justice. C’est ça que vous voulez, mettre en suspension un psychotique sans intérêt, et laisser à la porte un citoyen travailleur souffrant d’une maladie organique ? »
Son adversaire débita comme un perroquet des phrases qu’il avait grappillées ailleurs, et qui étaient hors du propos : « Des milliers de patients entrent en suspension ou en sortent chaque année. On n’est pas à une place près. Mais vous, vous vous y connaissez plus en cocktails qu’en virilité ; pour appuyer sur un bouton, là vous êtes fort ! »
Moïse aspira la menthe sans remuer les autres liquides. Il buvait avec lenteur, s’appliquant à se mettre en colère. « Et vous, vous êtes viril ? Qui avez-vous tué dernièrement ?
— Personne, mais j’ai participé à une Chasse, Dehors. Une vraie Chasse. Et ce n’était pas une action collective. Je me suis exposé au danger, d’homme à homme. Seulement, je n’ai pas vu de gibier, voilà tout ! » Il avala son breuvage et se mit à ruminer sombrement.
« Qu’y a-t-il donc de si viril dans une Chasse ? demanda Moïse. Vous prenez des drogues, pour vous donner du courage, et vous vous servez d’un arc contre un sauvage ignorant. Le gibier n’a aucune chance contre tout cet attirail électronique.
— Le seul fait de se trouver Dehors, c’est viril ! J’ai payé de ma personne, au lieu de me contenter de me pavaner pour avoir participé à un assassinat légal !
— En tout cas, vous êtes ici, à présent. »
La réaction adrénergique du petit homme l’arracha à son tabouret. Il arpenta le bar en hurlant à l’adresse de Moïse : « Ecoute, tueur ! tu es sans doute très fort pour appuyer sur des boutons et assassiner un pauvre type au cerveau dérangé ! Mais ton raisonnement ne tient pas ! La surpopulation n’est pas telle qu’elle puisse justifier un assassinat inutile ! As-tu déjà regardé Dehors ? J’y suis allé et je n’ai rien vu, que la terre noire, quelques chapeaux de puits et cette saleté d’Agrimousse ! Pas de Bron-cos ! Et si le Contrôle des Chasses se trompe à propos des Broncos, pourquoi les cliniques de Suspension ne le feraient-elles pas quant à la surpopulation ?
— Vous ne croyez pas à grand-chose. » Le petit homme se calma.
« Je m’interroge sur un tas de choses, et plus particulièrement sur la surpopulation. Que voyons-nous au juste dans nos cités-puits ? Rien. Que des murs. Les murs du métro. Les murs du puits. Les murs des habitacles. Même quand on voyage, on voit seulement d’autres murs. J’aimerais bien regarder Dehors une bonne fois… du sommet d’une montagne, par exemple. Simplement pour voir à quel point les puits sont surpeuplés.
— Nous sommes à mi-chemin du sommet d’une montagne, en ce moment. Si nous montions jusqu’en haut, pour voir ? » le défia Moise.