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Le silence se fit dans le bar. Tous les regards se portèrent vers le plafond, où des rouleaux de corde pendaient à des pitons rouilles. Les pitons, rongés par le temps, symbolisaient l’Escalade. La plupart des Néchiffes venaient là pour le sexe, la boisson et le spectacle. Aujourd’hui, Moïse et le petit homme agressif allaient leur fournir une attraction.

Pataud dans sa combinaison étanche, Moïse, pour atteindre le bord du balcon, faisait crisser sous ses pas la neige immaculée. Une échelle de corde y dansait dans le vent. Le petit homme le dépassa et mit un pied sur un barreau pour maintenir l’échelle tendue. D’un geste, il invita Moïse à passer le premier.

Tandis que Moïse commençait à grimper, le petit homme retira son pied et l’échelle jaillit de la neige. Le vent poussa Moïse dans le vide, au-dessus de la crevasse, de quinze cents mètres de profondeur. En tourbillonnant comme un cerf-volant, il vit tournoyer le ciel, la montagne, le gouffre béant ; le ciel, la montagne, le gouffre… Le vertige et l’immensité réveillèrent des peurs primordiales. Ses muscles se nouèrent. Il tourna, tourna, jusqu’à en perdre le sens de la pesanteur… les nuages au-dessus de lui, les brumes en dessous, tout se confondait. Le temps s’arrêta. Les flocons de neige sur le hublot de son casque refusaient de fondre.

Quand le vent changea de direction, il fut ramené au-dessus de la corniche. Etourdi, il regarda la terre ferme, en bas, qui semblait le narguer, à quelques dizaines de centimètres en dessous de lui. Le battant de l’échelle fouettait la neige, comme la queue d’un serpent, en projetant des plaques. Il essaya de descendre, mais la peur collait ses doigts aux barreaux. Les gens du bar le contemplaient par la porte ouverte, verre en main, tirant de sa frayeur un plaisir sadique. Le vent le renvoya au-dessus du vide brumeux, et il sombra dans l’inconscience.

Il se sentit tomber. Il cria et ouvrit les yeux, pour découvrir qu’il reposait sur sa couchette, sain et sauf. D’énormes pansements couvraient ses mains et ses pieds. Son nez lui faisait mal. Son Assistante s’empressa auprès de lui, avec un litre de bouillon chaud. Elle soutint ses mains tandis qu’il buvait à longs traits.

« Essaie de te détendre, lui dit-elle. Mais ne ferme pas les yeux tant que tes canaux semi-circulaires ne seront pas rétablis. Tu vas avoir l’impression de tournoyer et de tomber pendant encore un petit moment. Tu es resté sur l’échelle un bon bout de temps avant que j’aie pu te faire redescendre.

— Merci », dit Moïse.

Le bouillon n’était pas mauvais : cubes de graisse, protéines conjuguées et une barre de légumes. Cela le revigora promptement. Elle se déshabilla et se glissa sous les couvertures, pour le frictionner vivement.

« Hé ! tu vas me faire mal ! Ma brûlure…

— C’est sans gravité. Il n’y aura sans doute même pas de cloques. On pourra retirer ces bandages dès demain.

— Merveilleux, dit-il, en faisant jouer ses articulations avec précaution. Alors, je vais pouvoir aller à mon rendez-vous au sommet de la montagne avec ce petit homme agressif.

— Il y compte bien… Il est passé pendant que tu étais entre les mains du Méditech et de la Médimache. Il y a trois jours de ça.

— Trois jours… » fit-il en remontant son oreiller. L’Assistante remplit deux verres de liqueur, et se tamponna les poignets et la gorge de quelques gouttes du liquide aromatique.

« Nous avons tout le temps… dit-elle doucement, en lui tendant son verre.

— Pour quoi faire ?

— Kipling », répondit-elle. De ses doigts agiles, elle régla les commandes de la couchette, qui se replia. Elle sortit deux coussins du placard. Il la regardait faire, déconcerté. Elle rapprocha le distributeur et prit avec elle dans le lit un cordon recouvert de gadgets. Comme l’écran s’allumait, elle grimpa sur ses genoux brutalement. Il respira l’odeur et goûta la saveur de la grenadine.

« Doucement… c’est la première fois qu’on me fait kipling. »

Les trois jours qui suivirent se passèrent agréablement.

Le goût, l’odorat et le toucher furent les trois sens sur lesquels ils se concentrèrent, tout en regardant sur l’écran les vieilles chansons, ballades, histoires de fantômes et autres poésies qui leur étaient présentées.

Moïse garda le pied sur le barreau tandis que le petit homme agressif gravissait l’échelle. À travers les énormes lunettes de son casque, le paysage lui apparaissait uniformément gris. Il écouta de la musique – des violons aux accords apaisants – tout en faisant l’ascension. Le vent le cinglait, le faisait osciller, comme l’autre fois, mais il continuait, sans s’arrêter. Le petit homme agressif l’aida à se hisser sur l’étroite corniche verglacée. Ils soulevèrent la visière de leur casque pour se dévisager.

« Désolé pour le coup de l’échelle, l’autre jour. Mais c’était la meilleure façon de te guérir de tes phobies du Dehors. »

Moïse haussa les épaules. Me guérir ou me tuer, pensa-t-il.

Le petit homme attendait une réponse à ses excuses. Moïse lui jeta un regard de colère.

« Okay, tueur, suis-moi ! Nous allons continuer sur cette corniche jusqu’à la limite de la neige. Il restera environ mille cinq cents mètres à faire jusqu’à la grotte. On pourra y dormir et aller sur le sommet au matin. »

Moïse le suivit, en laissant son casque ouvert pour emmagasiner l’oxygène en quantité suffisante pour éloigner l’incube qui lui écrasait la poitrine pendant son sommeil. Le sentier était étroit et accidenté. Des rafales de neige lui cachaient parfois le petit homme agressif. La glace et les congères de neige molle rendaient le sol perfide. Des pitons et des cordes le guidèrent dans les montées les plus rudes. Quand le soir tomba, il but un peu d’eau et alluma la lampe dont sa combinaison était équipée. Il s’arrêta devant la rimaye du mini-glacier et regarda vers l’est ; il vit les versants d’autres montagnes s’enluminer : les millions d’habitants des falaises ouvraient la lumière. Les coteaux et la plaine demeurèrent dans l’obscurité. Il y avait peu d’éclairage dans les jardins.

Cette marche dans la poudreuse, où il s’enfonçait jusqu’aux genoux, épuisa Moïse. Il referma son casque et prit de l’oxygène. Une muraille de pierre noire se dessina devant eux. Le petit homme agressif la balaya d’un faisceau lumineux.. Une brèche triangulaire à la base de la paroi formait l’entrée d’une grotte.

« Moïse, appela le petit homme. Entre là-dedans et prépare ton sac de couchage ; pendant ce temps, je vais essayer de trouver du bois pour le feu. » Il se mit à décrire des cercles au hasard dans la neige.

Du bois ? Alors qu’ils avaient depuis longtemps dépassé la limite de la zone boisée ? Moïse était trop fatigué pour discuter. Sans mot dire, il s’aventura profondément dans la grotte, cherchant à échapper au froid qui l’engourdissait. Les parois gelées, séparées d’un mètre cinquante à l’entrée, s’évasaient pour former, vingt mètres à l’intérieur, une salle spacieuse. Il promena sa lampe autour de lui. Etrange. Il crut sentir une odeur de bois brûlé.

« Ça va là-dedans ? » brailla l’autre depuis l’entrée.

Moïse se retourna pour lui répondre. Un instant plus tard, il était précipité à genoux par terre, un bruit de tonnerre faisait vibrer le sol de la caverne et une pluie de gravillons se déversait sur lui. Dans le silence qui s’ensuivit, il entendit un rire malfaisant, qui venait de plus loin au fond de la grotte. Le petit homme n’émettait plus aucun son.

Moïse se traîna dans un coin et alluma sa lampe. Des pas se rapprochèrent. Il prit à tâtons son petit piolet. La lueur indécise d’une torche accompagnait les bruits de pas.

Moïse retint son souffle. Ce qu’il vit le fit frissonner. Un vieil homme noueux, tenant une pomme de pin enflammée au bout d’une lance robuste. À partir des genoux, ses jambes étaient entourées de chiffons ; il était vêtu de guenilles recouvertes d’une cape flottante. Il n’était pas seul. Marchant devant lui, il y avait une bête à quatre pattes, carrée de forme, d’une race qui aurait dû être éteinte depuis longtemps – un Carnivore de près de soixante-dix livres au museau allongé. La bête portait les cicatrices de nombreuses batailles. Ses yeux étaient des fentes derrière les paupières épaissies. Moïse ne savait pas de quelle espèce il s’agissait, mais son long museau et ses dents puissantes disaient bien quel était son ordinaire.