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L’homme et la bête passèrent devant Moïse et allèrent jusqu’à l’entrée de la grotte. Ils revinrent quelques minutes après, portant d’étranges objets dégoulinants. Ce que tenait l’homme ressemblait à une jambe, ce que tenait le chien à un bras. Cette fois, le cortège s’arrêta devant la cachette de Moïse.

« Eppendorff ? » Le vieillard changea de main son fardeau, d’où le liquide dégouttait. Il le tenait négligemment par le genou. « Viens auprès de notre feu. Nous avons à te parler. »

Assis par terre comme il l’était, il parut à Moïse qu’il n’avait aucune chance contre l’animal. Celui-ci le regarda de côté, remua trois fois la queue et partit en tête. Le morceau de chair qu’il traînait laissait derrière lui une trace gluante. Moïse se releva et prit un air qu’il espérait désinvolte pour remettre son piolet dans sa ceinture.

La flamme était maigre, avare, alimentée de quelques fragments de pin résineux. Les parois étaient noires de suie. Le sol était jonché de petits tas de brindilles et d’ossements : des fémurs fendus, des cages thoraciques arquées et toute une rangée de crânes soigneusement alignés.

Un campement bronco !

Le vieil homme enfila la jambe sur un crochet, en dessous du talon d’Achille, et alla l’accrocher dans un recoin obscur de la grotte.

« Dresse une pierre pour t’asseoir et mets-toi à l’aise. Je vais faire cuire quelque chose tout de suite.

— Vous n’avez pas l’intention de manger cette… » Moïse eut un haut-le-cœur.

« Cette viande rouge ? Oh ! non ! C’est trop coriace quand c’est frais. J’ai là un bon morceau bien faisandé ! »

Le vieil homme alla dans un autre recoin et en revint avec un objet noir et ratatiné couvert d’un léger duvet. Moïse ne put l’indentifier, et se garda de poser une question.

Des braises rougeoyantes montait une flamme bleue et blanche qui léchait la viande ruisselante. La bête était couchée, les pattes et le menton posés sur sa part crue ; elle attendit que le vieillard lui donne d’un signe la permission de manger. Alors ses dents puissantes se mirent à l’œuvre, dévorant les os aussi bien que la chair tendre. Il ne resta bientôt plus que les épiphyses des os les plus longs, compactes et dépourvues de moelle. Moïse était fasciné par l’éclat des crocs de l’animal. On les aurait dits métalliques !

« Les conditions sont idéales dans cette caverne pour faire vieillir la viande, dit le vieil homme en offrant à Moïse une généreuse portion d’un muscle. Ça vaut la peine de se déplacer ! »

Moïse tint sa part à bout de bras.

« Vas-y mange… Tu viens de la fourmilière. D’où crois-tu qu’ils tirent toutes vos protéines conjuguées ? Des algues ? Ha ! c’est la même chose, seulement le goût n’est pas dénaturé ! »

Moïse se rembrunit encore. « Mais c’est un être humain que vous venez de tuer ! Etes-vous dénué de tout sentiment ?

— Pour moi, ça n’est que des protéines, grogna le vieillard. Je ne vais pas faire du sentiment avec ces parasites à quatre orteils ! » Pour souligner ses paroles, il pointa son javelot vers Moïse et dit, sur un ton de réprimande : « Ne perds pas ton temps à pleurer celui-là. Il a eu le sort qu’il te réservait. Tu n’as pas remarqué comment il s’est arrangé pour que tu entres le premier dans la grotte, sous prétexte qu’il allait chercher du bois ? Il était resté assez longtemps au Centre de Récré pour connaître le bruit qui courait. J’ai déjà vécu ici, et ils ne pouvaient pas savoir si je n’étais pas de retour.

— Vous êtes un… Bronco ? »

Le vieil homme se redressa et s’excusa : « Oh ! pardon ! Il y a si longtemps que nous t’épions, que nous attendons que tu grimpes jusqu’ici, que j’ai oublié que tu ne nous connaissais pas. Je suis Moon, le vieux Moon, et voici Dan, mon chien.

— Vous m’épiiez ? dit Moïse en tendant au chien sa viande carbonisée.

— Pas moi, Curedent. Il possède les circuits nécessaires. »

Moon montra son javelot.

« Salut ! fit le javelot. Je m’appelle Curedent. Effectivement, c’est moi qui ai eu l’idée de te faire venir. »

Eppendorff fixa un regard ébahi sur le javelot. Une machine très sophistiquée. Faisant partie de la caste du Conduit, il avait eu affaire à beaucoup de machines dans sa vie, mais c’étaient pour la plupart des classe dix. Et Curedent était bien plus qu’une classe dix.

« Mais, pourquoi ?

— Nous désirons que tu viennes vivre avec nous… Dehors.

— Impossible ! La vie est trop courte pour que je la passe à fuir les chasseurs ! »

Moon lui tendit Curedent en disant : « Tiens, Eppendorff, emmène-le faire un tour. Il te convaincra bien. »

Avec mille précautions, Moïse Eppendorff porta Curedent jusqu’à l’entrée de la grotte. Ils passèrent auprès d’un assommoir en pierre massive et sortirent sous les étoiles. Moïse régla les systèmes éclairants et chauffants de sa combinaison et ouvrit son casque.

Curedent parla : « Ne t’occupe pas de la façon dont Moon parle. Il me fait confiance à cause de mon grand âge. En fait, je suis un rescapé de l’époque où l’homme possédait de nombreux cybers comme moi. C’était un âge où la technologie était très avancée et la densité démographique peu élevée. L’homme et ses machines étaient partout sur cette planète, dans les mers et dans les airs… même sur d’autres planètes : la lune, Mars, Deimos. Cet homme à cinq orteils rêvait même de voyages stellaires. C’était le bon temps. Il y avait beaucoup de cybers de compagnie. Mes circuits ont dû rester inactifs des siècles durant. Je me sens encore vigoureux, chargé à bloc. À présent, je suis le cyber de Moon. Il me procure une stimulation intellectuelle. J’essaie de le protéger. Mais je crois qu’il nous faudrait un homme plus jeune : toi, Moïse. Moon et Dan sont vieux, presque deux cents ans. Leur horloge génétique est arrêtée, mais les cicatrices s’accumulent, et ils s’affaiblissent. Les chasseurs finiront par les tuer, bientôt, si nous ne trouvons pas un nouveau partenaire robuste. »

Moïse hocha la tête. Il avait entendu parler de ces anciennes expériences de décodage génétique. La société désirait améliorer le cheptel de ses citoyens. Leur résultat fut L’Homo superior, le citoyen-fourmi docile. Les ingénieurs-généticiens se butèrent à l’horloge, cet A.R.N. polycistronique qui traduisait les instructions du gène relatives à la durée de vie, à l’A.R.N. porteur du message. On fabriqua une sorte de virus antigène pour détruire l’horloge, mais l’idée de Mathusalems s’entassant et gênant l’évolution des idées ne plut pas à la Grande S.T. Il fallait que les cinq-orteils se renouvellent sans cesse pour que progresse la fourmilière. On arrêta les travaux sur l’horloge. Moon et Dan n’étaient plus que des reliques. Les généticiens se tournèrent vers autre chose, vers le gène cinq-orteils. Il était porteur également d’immuno-globuline A, de calcium et de collagène, de mélanine. L’axe neuro-humoral était concerné autant que l’orteil. Il fallait éliminer ce gène.