Chapitre IV
Kaïa le Mâle
Sur la montagne enneigée, tout près du sommet, Kaïa remua dans son nid. À son horloge métabolique, c’était encore l’heure de l’hibernation, mais la faim devenait criante. Sans cesse poursuivi par les chasseurs, il n’avait pu se nourrir suffisamment au cours de la saison chaude. Son sommeil hivernal se trouvait maintenant interrompu par la carence en protéines : grave déficience en acides aminés. Son système enzymatique altéré protestait et cherchait à faire d’autres échanges. À contrecœur, il quitta la chaude pénombre de son nid et se traîna jusqu’à l’entrée de sa caverne, d’où tombait une lueur blafarde. Les pierres étaient gelées, ses mains et ses genoux s’engourdissaient. Il tâta la croûte blanche translucide qui fermait hermétiquement l’ouverture. Elle était encore dure et épaisse. La neige ne s’était pas encore retirée des sommets. Dehors, il ne trouverait que la mort blanche. Grelottant, il revint dans son nid et drapa ses épaules osseuses d’une peau de cétacé en lambeaux. Sa chaudière métabolique, à court de combustible, s’éteignait. Le froid de la mort gagna ses orteils et ses doigts. Désespéré, il se mit à trier les débris au fond du nid : il suça des os longs pour en extirper la matière desséchée qui restait dans les canaux médullaires ; il mâcha de vieux noyaux secs pour en tirer quelques fibres ligneuses sans saveur ; il lécha des coquilles de moules pour récupérer des bribes de chair filandreuse. Rien à faire. Le froid s’insinua davantage. Ce n’était pas des ions ferreux contenus dans la moelle déshydratée dont son corps avait besoin, et il n’avait guère obtenu autre chose malgré tous ses efforts.
De ses fortes molaires, Kaïa broya un noyau, qui lui livra une amande charnue tellement amère que sa glande parotide se contracta. Il recracha les fragments de coquille et mâcha l’amande. L’amidon emmagasiné par la plante allait sûrement recharger sa chaudière. Il ramassa une poignée de noyaux, les ramena à la lumière de l’entrée de la grotte, et les ouvrit avec une pierre. Il avala un peu de neige fondue pour faire passer l’amertume des amandes. Les replis de son estomac ainsi tapissés d’une couche protectrice de résine et d’amidon, Kaïa retourna s’enfouir sous les peaux aux lourds remugles, et retomba dans sa torpeur.
L’axe de rotation de la Terre s’inclina. Les jours devinrent plus longs et plus chauds, la calotte de neige fondit et recula, la niche de Kaïa dégela. La croûte translucide dégoulina quelque temps, et s’affaissa. Puis elle tomba dans la grotte, exposant son nid à l’éclat bienvenu du soleil. Il se redressa, s’étira, clignant des yeux. Il s’enveloppa de jambières et d’un pagne en peau, il rampa avec prudence jusqu’au-dehors et se tint dans la brise humide et fraîche. Le flanc de la montagne offrait une mosaïque éclatante de pierre grise et de neige tenace. Le soleil réchauffa sa nuque et ses épaules velues. La faim le tenaillait. Il scruta l’horizon. Sur la peau cultivée de Filly apparaissait par intervalles une Agrimache, comme un gros insecte. En bas, des calories semblaient l’inviter : les filigranes verts et scintillants des tours à plancton accrochées à la roche nue. Il entreprit la descente. Il fut accueilli par une atmosphère plus riche et plus chaude.
Il pénétra dans la forêt des tours à plancton. Les conduits qui en formaient les troncs rayonnaient d’une lumière interne de 570 nanomètres. Les caroténoïdes et les phycobilines des chloroplastes capturaient la plus grande partie de l’énergie lumineuse, mais il en filtrait une quantité assez importante pour produire une douce lueur verte. Les troncs se dressaient, étendant leurs ramifications pour former un dais de faisceaux qui captaient un supplément d’énergie solaire.
Une grosse Agrimache s’approchait bruyamment, et Kaïa s’enfonça en hâte au plus profond de la synthé-forêt. Quand elle fut passée, il sortit et se dirigea vers les potagers. Filly, la cybercité, percevait ses mouvements clandestins sur sa peau. Ses pas provoquaient chez elle des démangeaisons. Filly gémit quand il sectionna un vaisseau pour en téter le plancton. Avant qu’elle ait pu colmater la fuite, les riches acides aminés du zooplancton avaient alimenté son système enzymatique affamé. Revigoré, il poursuivit son chemin en goûtant au passage les pois chiches, le soja et le thym. Filly cria de douleur lorsqu’il arracha un pied de fenouil. Ses fibres nerveuses inorganiques retransmirent sa plainte jusqu’au Contrôle des Chasses.
« Un parasite dans mes jardins ! » cria-t-elle.
Val leva les yeux vers le panneau mural.
« On dirait qu’il se passe quelque chose sur le mont de Filly. Il n’y avait plus traces de Broncos depuis la dernière fois que nous en avons tué un, en automne. La peau de Filly est vraiment d’une grande sensibilité. Je ne serais pas surpris si nous attrapions aussi celui-ci. Chien Courant est déjà parti. »
Une petite lumière se déplaça sur la carte murale.
« Val ! s’exclama le vieux Walter, plongé dans une liasse de papiers poussiéreux, as-tu vu le rapport sur le corps du Bricoleur ? »
Val haussa les épaules et fit pivoter son siège.
« Non… Pourquoi ?
— Ce n’était pas le Bricoleur ! »
Val se leva d’un bond et avança lentement jusqu’au bureau de Walter. « Que veux-tu dire ?
— Regarde. Les deux adultes étaient de sexe masculin, et la mort remontait environ à neuf mois. Des chasseurs, je présume. Et l’enfant était une fille de cinq ans à peu près. D’après la pigmentation de sa peau, il s’agissait d’une sauvageonne. Tuée sans doute par la flèche d’un chasseur. »
Val examina un rapport, puis un autre. Son visage se crispa.
— « On a dû les placer exprès sur la piste, pour nous retarder. Regarde : l’herbe sous les cadavres était à peine tachée. » Il retourna à sa place, s’assit, anéanti, tenant mollement le rapport dans sa main.
« Qui… ?
— Le Bricoleur, suggéra Walter. Oui, peut-être le Bricoleur. Il est malin ! »
Val fit un geste de dénégation. « Non. Où aurait-il trouvé les corps ? Ils étaient dans les jardins, en bas. Ces cadavres devaient provenir des terres hautes, des montagnes. »
Une communication les interrompit : des nouvelles de la Chasse sur le mont de Filly. On avait fait au chasseur un rappel d’hynoconditionnement, et le doseur fixé à son cou lui avait administré la première dose de Stimulant. Cette chimie amena sur son visage une sinistre grimace de courage, avant que la visière du casque se soit rabattue.
Kaïa, l’aborigène, caché dans le blé haut, savourait le suc aromatique du fenouil. Cette saveur riche et piquante excita fortement ses papilles gustatives de primitif et déclenchèrent de violentes tempêtes parasympathiques. Le suc gastrique coula d’abondance. Les contractions péristaltiques provoquèrent des gargouillis. Bientôt, son abdomen prit un confortable embonpoint, et il devint plus difficile ; il ne choisit plus que les morceaux les plus succulents.
Val, au C.C., observait l’écran de télécommande. Il reconnut cette silhouette noueuse et fixa l’image, qu’il agrandit.
« Il a une cicatrice sur le cou, dit-il. C’est le même Bronco que nous avions vu mourir sur le mont de Filly, l’automne dernier. »
Walter demanda au Scrutateur d’exhumer les vieilles bandes de mémoire. Les images se recouvraient parfaitement. Même structure osseuse. Walter hocha la tête.
« Voilà notre seconde résurrection, on dirait. Qu’en penses-tu ?
— La seconde ? fit Val, interloqué.
— La pouliche que tu as vue quand tu poursuivais le Bricoleur. »
Val se tordit les mains. Cette pouliche, il l’avait touchée… senti sa chair froide et morte. Morte. Il avait toujours à l’esprit sa réanimation et sa fuite dans le canal. Il frissonna.