Toute activité cessa quand bougea le rabat de la tente la plus vaste. Les regards convergèrent vers cet endroit. L’homme chauve et ridé qui en sortit portait des peaux flottantes, tachées de jus de baies de différents tons. Majestueux, il s’avança vers le cairn, et plaça les deux mains sur la sphère, qui, par la taille et l’aspect chauve, ressemblait à sa propre tête. Pendant un moment, les villageois observèrent avec recueillement le visage sombre de leur mage tentant d’entrer en contact avec leurs déités protectrices et invisibles. L’alarme se peignit sur le visage ridé. Les offrandes furent ramassées dans les plis de la robe.
Aussitôt, le village éclata en familles et en petites unités sociales. On démonta les tentes. On enveloppa les burins, les racloirs et les éclats tronqués, ainsi que le grain et la viande séchée. Les ballots de peau furent attachés sur le dos des adultes. Des armes apparurent dans des mains calleuses. Quelques instants plus tard, le village était désert, seuls restaient la poussière et les détritus.
Une femelle pubère marcha dans cette poussière, laissant des empreintes nettes, régulières, des empreintes de pieds à cinq orteils. Lentement, elle descendit, solitaire, un étroit sentier escarpé au flanc de la montagne. Elle était l’appât. Six mâles farouches, qui portaient chacun une lance solide, la regardèrent partir. Puis ils se cachèrent dans des crevasses sombres le long du sentier.
Le silence revint sur le mont Table. Le soleil monta plus haut. Un petit mâle, puberté moins cinq, avait été perdu au cours de la fuite. Il erra, à découvert, et n’entendit même pas le vrombissement de la flèche qui venait vers lui.
Un archer gras et pâle, à la tenue pimpante, s’approcha du corps flasque du sauvageon. De sa botte au bout étroit et pointu, il immobilisa la petite cage thoracique tandis qu’il arrachait la pointe barbelée de sa flèche de chasse. Il dédaigna la lame courte et recourbée de son couteau à trophée et se pencha sur la forme contractée. Heureusement, la pression sanguine, en tombant, obscurcit les sens de la victime. Son trophée macabre en poche, le chasseur remit la flèche dans son encoche et poursuivit l’ascension. Trouvant le village désert, il suivit les traces de pieds à cinq orteils qui descendaient un autre versant.
C’était son troisième jour sans sommeil ; un petit dispositif fixé à son cou dosait le Stimulant dans son sang. Prudent, il s’arrêta et examina les blocs de pierre qui se dressaient autour de lui. Le détecteur de Broncos à son poignet ne lui signala rien à travers la pierre compacte. Les lanceurs de javelot s’agitaient impatiemment dans leur cachette. Il y eut un mouvement rapide au bas du sentier : l’appât se découvrait. Un autre trophée. Il dévala le chemin, témérairement.
Le premier javelot se ficha dans son ventre large Lancé à hauteur d’épaule, il se planta solidement el pénétra jusqu’à la vertèbre lombaire. Un déluge de javelots s’abattit sur la combinaison isolante, les pointes acérées la percèrent, laissant entrer l’air et le soleil et laissant s’échapper des fluides rosâtres.
Le détecteur de Broncos gisait, ses circuits écrasés, sur le sentier. De gros morceaux de viande furent partagés entre les villageois fugitifs, dans leur campement de fortune sur les versants inférieurs. Leur mage en robe reçut comme de coutume une portion généreuse. Sa boule de cristal les avait sauvés une fois de plus. Les Broncos du mont Table mangèrent bien ce soir-là.
Un vaisseau de Chasse solitaire fouillait les contre-forts, à la recherche du chasseur perdu. Toute la nuit, il fit des allées et venues accompagnées de son vrombissement monotone. Le matin suivant, il rentra au Garage, vide.
Le mage à la robe porta Balle dans le cercle des pouliches en furie. Il posa sa main sur l’enfant mort et psalmodia : « La flèche du chasseur a emprisonné l’âme/A. D. N. du petit dans les limbes. Il faut la libérer pour le retour d’Olga afin qu’elle puisse l’emporter loin de ce monde maudit. Il faut libérer l’âme/ gène/A. D. N. par une autre naissance.
Les plaintes cessèrent. Les aborigènes nus reprirent l’incantation : « Libérez l’âme/gène pour le retour d’Olga ! Accouplez, accouplez-vous, procréez, croissez et multipliez ! Accouplez, accouplez-vous ! »
Les larges portes du Garage s’ouvrirent, tandis que se relâchaient ses sphincters, pour permettre au vaisseau d’entrer. Un rayon de l’éclatant soleil matinal illumina la zone de travail, aveuglant momentanément le jeune Val, contrôleur de service. Il abrita ses yeux de ses mains. Le vaisseau se posa et s’immobilisa. Des nuages de poussière se dispersèrent autour de la pièce. En toussant, un visage noirci apparut sous l’un des châssis démontés.
« Qui est de retour ? » haleta le visage. Il appartenait au Bricoleur, un travailleur neutre.
Val cligna des yeux et loucha en entendant le nom du vaisseau.
« Chien Volant. »
Le Bricoleur s’extirpa de sous le châssis dans un tintamarre d’outils. « Chien Volant ? Il a tout un jour de retard. Et les chasseurs ? »
Val vérifia le tableau de service. « Il n’y en avait qu’un. Baserga, un classe sept. Ça devait être une patrouille de routine sur le mont Table. Mais il n’est pas rentré. »
Le Bricoleur essuya l’huile qui souillait ses mains et s’approcha de Chien Volant, empli de compassion. Il souleva les capots et inspecta les réseaux de neuro-circuits. Il fit le tour de l’engin jusqu’aux senseurs antérieurs, prit ses outils et commença à détacher l’œil central, le plus gros.
« Pauvre vieille machine, dit-il tout en travaillant. Pas étonnant que tu perdes tout le temps tes chasseurs. Tu y vois à peine. Je vais emmener ton œil central chez moi et réduire par pompage le vide à dix torr moins six. Mettre une nouvelle rétine électromagnétique. Ainsi, tu seras à nouveau en parfait état. » Il enleva le lecteur optique et examina la douille. Les plots étincelaient. Il remit le capot.
« Moins six ? dit Val. Nos lignes ne descendent que jusqu’à moins trois. »
Le Bricoleur posa l’œil de la machine sur l’établi avec un tas d’autres pièces détachées. « J’ai construit ma propre pompe à diffusion il y a quelques années : de l’huile à indice de viscosité élevé, un pulvérisateur, une tête d’éruption. Ça descend jusqu’à moins cinq. Avec un collecteur de froid, ça peut diminuer encore d’une décimale.
— Très commode, dit Val. Nous avons eu pas mal de commandes de senseurs, mais les livraisons sont très en retard.
— Je ne refais que les modèles ordinaires. Tout ce qu’il leur faut, le plus souvent, ce sont des rétines et des lentilles. Avec la pompe, c’est un travail facile. »
Val marchait surtout derrière le Bricoleur, lui tendant des outils et posant des questions. Les engins de Chasse étaient ses amis. Il était content de les voir apprécier, surtout par un expert aussi habile que le Bricoleur. Le rendement devait nécessairement s’en améliorer.
À onze cents heures, le vieux Walter entra, respirant avec peine, dans le C.C. et prit la relève de Val. Les outils et les pièces défectueuses étaient chargés dans des sacs.
« Veux-tu que je t’aide à porter les sacs ? J’aimerais voir l’endroit où tu travailles », proposa Val.
Le Bricoleur haussa les épaules et accepta.
Le trajet dans le métro bondé et surchauffé et les interminables spirales d’ascension gâtèrent la tunique de Val. S’essuyant le visage sur sa manche, il déposa son fardeau et fit du regard le tour de l’appartement du Bricoleur. Il y avait trois petites cabines et une pièce familiale, plus vaste ; toutes étaient encombrées de matériel de réparation. Des têtes d’Agrimaches les fixaient de leurs larges orbites vides. Des cerveaux de distributeurs, des outils, des transmetteurs, des senseurs et des visionneurs s’entassaient partout.