— Le Renouvellement de la Terre », expliqua Walter en ramassant la terre sèche à l’aide d’une pelle en bambou. Quand le plancher parut raisonnablement propre, il s’essuya les mains à sa tunique et renversa le gros pot d’argile avec vénération. Des mottes de terre noire et collante roulèrent sur le sol. Il les étala avec ses pieds nus.
« C’est de la terre purifiée », dit-il en recueillant deux vers de terre et un cloporte. Il arrosa la plaque de mauvaise herbe et l’inspecta soigneusement. On voyait d’autres vers et d’autres cloportes grouiller entre les racines enchevêtrées. Walter sourit, entassa la vieille terre sèche dans le pot, l’humecta et remit en place le gazon.
« Veux-tu marcher sur ma terre ? suggéra-t-il. Cela te préservera de tout Comportement Inadapté. Les germes ne peuvent t’atteindre tant que tu es entouré par les cloportes et les vers de terre. »
Val sourit faiblement. « Non, non. Je suis simplement passé pour te donner du rat pressé. J’ai fait bonne chasse. »
Walter caressa le sac de galettes de rats pressés et redevint grave. « Sérieusement, Val, tu devrais essayer le B.T.B. Tu m’as semblé plutôt tendu, ces jours-ci. Rien de tel pour chasser les angoisses qu’un bon baquet de boue. »
Val leva la main et dit avec cynisme : « L’occultisme me laisse froid. »
Walter contempla un moment les petites créatures dans le gazon.
« Quand elles sont nombreuses, je sais que tout va bien dans mon habitacle. Sais-tu que l’un de mes frères Batébriens a détecté une fuite de radiations près de sa cabine, parce que ses créatures ne s’étaient pas reproduites ? Et il y a eu aussi un cas de résidus de métaux lourds, au niveau dix-neuf. Les organismes vivant dans la terre peuvent être des indicateurs précieux… »
Val se mit à rire : « Mais… et la nourriture ? L’air que tu respires ? L’eau ? Tu es en contact avec le reste de la fourmilière. Ton habitacle n’est qu’une partie insignifiante de…
— Il y a au moins un endroit où je me sais en sécurité. »
Val tendit sans un mot une galette protéique à Walter. Celui-ci la fourra dans sa bouche et mastiqua soigneusement l’amalgame compact d’os, de chair, de peau et de cartilages.
« Le plus important de tout… reprit-il, c’est que le B.T.B. te protège du suicide. C’est le facteur numéro un de la mortalité. Ce sacré CL… Le Comportement Inadapté. Sans le B.T.B., tes déchets ectodermiques te sensibilisent. Tes cheveux, les sécrétions grasses et les squames de ta peau, dans la poussière de ton logement, alimentent les dermatophagoïdes porteurs de germes, lesquels acquièrent des antigènes ectodermiques. En vivant dans cette atmosphère et en respirant la poussière contenant des fragments de dermatophagoïdes, tu fabriques des anticorps contre eux. Des anticorps contre tes propres antigènes ectodermiques. Quand ils atteignent un taux élevé, les anticorps entrent en conflit avec ton neuro-ectoderme, ton cerveau. D’où la corrélation entre surpopulation et CI. Entre la sensibilisation à la poussière et le suicide. Les humains qui vivent dans un décor de tapis, de tentures et de meubles rembourrés sont ceux chez qui le suicide est le plus fréquent. Mais les cas sont très rares parmi ceux qui vivent dans le bambou, la terre et les briques. » Walter promenait dans sa bouche l’agglomérat savoureux, dégustant les fluides salés, les viscères épicés, le sang et les muscles riches en fer. Il fit une boule des déchets et la recracha dans la mauvaise herbe.
« Une gâterie pour mes petits amis dans la terre », dit-il.
Bitter passa la tête dans l’entrebâillement de la porte.
« C’est l’heure de la fusion », fit-elle en souriant. Son corps était tout reluisant d’un long bain chaud dans le rafraîchisseur. Ses ongles en étaient même ramollis. Sa robe fendue pendait en plis lâches autour d’elle. Elle n’avait pas mis de ceinture. On apercevait le nombril et l’auréole des seins.
« Joins-toi à nous », dit Walter en agitant son triple menton.
Val voulut faire signe que non, mais Bitter glissa sa main sous son bras et pressa contre lui un genou osseux.
« Ah ! non, tu restes ! Tu as apporté le rat pressé. Nous allons préparer un assaisonnement pour les galettes et nous boirons de la liqueur. On pourrait même prendre un peu de Récompense Moléculaire. Ce sera vraiment une fusion réussie. »
Walter le prit par l’autre bras et ils l’entraînèrent malgré ses protestations jusqu’au living-room. Arthur Neutre, dont la nudité révélait l’absence d’organes génitaux, était en train de dresser la table, disposant les assiettes décorées et les grands verres à pied. On déroula sur le sol l’édredon moelleux qui servait à la fusion. Jo Jo, jeune, maigre et soucieux, fixait son verre empli d’une petite quantité d’un liquide à l’arôme suave. Busch, un mâle un peu plus âgé, aux manières rudes, était appuyé contre un mur. Val n’avait pas fait attention à la nudité neutre d’Arthur, mais quand le gros Walter entreprit de s’extirper de sa tunique boueuse, il lui fut impossible de ne pas remarquer ses bourrelets de chair abondants. Walter était polarisé, mais on ne pouvait pas s’en rendre compte, car sa graisse formait un tablier qui pendait de son ventre à ses genoux, le pannicule. Il ressemblait davantage à une statue d’argile ébauchée qu’à un homme.
« Walter, tu ne devrais jamais ôter tes vêtements, lui dit Val, d’une manière offensante.
— Je peux bien me mettre à l’aise, fit Walter en haussant les épaules. C’est bon pour l’âme. » Il s’affala par terre et replia ses pieds sous son pannicule.
Bitter-Femme servit le premier plat, une soupe aqueuse. Elle fit glisser sa robe. Elle était mince. Mais l’âge – puberté plus neuf – avait marqué son ventre d’un sillon horizontal et ratatiné ses seins.
« À ton avis, je devrais rester vêtue, moi aussi ? » minauda-t-elle.
Val se dit qu’une nouvelle insulte bien envoyée lui permettrait peut-être de couper à ce qui lui apparaissait comme une soirée ennuyeuse. « Je crois bien avoir vu de plus beaux corps chez les neutres. »
Nullement découragée, elle lui donna une étreinte rituelle : « Les neutres sont incapables de s’échauffer et ignorent les spasmes. »
Val se renfrogna encore. « N’empêche qu’une poitrine plate, c’est affreux. »
Le gros Walter sourit placidement et ramassa sa tunique.
« Si Val se sent plus à l’aise tout habillé… dit-il en enfilant le vêtement ample aux allures de tente, nous pouvons commencer par une fusion au premier degré, à mains tenues. »
Les quatre autres corps nus étaient déjà entrelacés. Val dit sombrement : « C’est simplement que je n’ai pas l’habitude de la fusion à cinq.
— Ne t’excuse pas, dit Walter en poussant du pied des extrémités emmêlées, tu es notre hôte. Nous irons à ton allure. »
Bitter dénoua la fusion d’un dernier embrassement, et se releva. Ils remirent leurs habits et se rassirent.
« Veux-tu voir le paradis ? » demanda Bitter en lui offrant une dose de Récompense Moléculaire.
Val secoua la tête. La drogue lui faisait peur.
« Ne t’inquiète pas. Nous te surveillerons, tu ne risqueras pas de te transformer en champignon, » dit-elle d’un ton cajoleur.
— Ce n’est pas la question. Je n’ai pas envie d’aller au paradis pour une simple excursion. Même si ce n’est qu’un paradis moléculaire, je ne veux pas goûter au bonheur parfait pour devoir redescendre ensuite ici bas. La vie me semblerait trop triste par comparaison.
— La déception n’est pas tellement énorme. Et tu peux toujours refaire un autre voyage… »
Val refusa à nouveau.
Elle proposa la R.M. à la ronde. Le vieux Walter avait déjà levé la main en signe de négation. Busch, lui, préférait la boisson.