— Vous êtes polarisée, accusa Bitter en pointant un doigt vers ses seins, d’un volume moyen.
— Toujours la vigueur de l’A.D.N. Nora Howell. Mais je porte ma capsule A.O. sous-cutanée, constamment. » Elle montra une fine cicatrice sur son bras gauche. « Je ne peux pas ovuler. »
Arthur expliqua à Bitter que la polarisation était nécessaire pour certaines des fonctions d’une Assistante qui exigeaient une stratification des muqueuses.
« Et la polarisation accroît le sens du rythme, pour la danse », plaida-t-il.
Bitter était encore réticente.
« Il faut que les autres membres de la famille la voient avant de prendre une décision. »
Arthur prit Bitter à l’écart et chuchota : « Tu veux une autre chaudière de quatre-vingt-quinze kilos comme Walter pour nous empuantir ? » Bitter haussa le sourcil. Il poursuivit sotto voce : « Eh bien, jette un coup d’œil dans le boyau. »
Il aida Dé Pen à trouver dans sa cantine sa fiche d’identité, tandis que Bitter suivait son conseil. Il étudiait son curriculum vitae quand il entendit Bitter annoncer que le poste était pourvu. Il sourit : « Nous allons faire transférer tes crédits, et pour la fusion vespérale, nous serons à nouveau une famille-5. »
Val et Walter firent une halte au Contrôle des Chasses pour méditer sur la mort tragique de Jo Jo. L’endroit était très calme. Le Scrutateur dit qu’il n’y avait rien à signaler dans les jardins. Les appareils de Chasse étaient dans leur niche, où ils s’alimentaient en énergie.
« Nous avons les enregistrements optiques du jour concernant la Moissonneuse renégate du mont Table », reprit le Scrutateur, sur le ton de la conversation. Il projeta sur l’écran des vues aériennes. Des plantes à vrilles entravaient les énormes roues, dissimulant les squelettes.
« Son attitude mentale a-t-elle changé ? demanda Val.
— Aujourd’hui, elle ne répond pas. Elle est à l’arrêt. Nous n’avons pas réussi à la faire redémarrer.
— Ses plaques sont-elles encore chargées ?
— Suffisamment pour une activité mentale. » Walter, qui écoutait en silence, prit alors la parole : « Quels ont été ses derniers mots ? A-t-elle parlé de reprendre son travail ? »
Le Scrutateur répondit sur un ton d’excuse : « Elle a dit qu’elle préférait mourir que retourner en esclavage. »
Val prit un air mécontent. « Ces foutus circuits Et Si et Association d’Idées ! Comment un Bronco a-t-il pu s’y prendre pour l’intimider ainsi ? Sans alimentation en énergie, la mort n’est plus qu’une question de temps pour elle. »
Walter, lui, éprouvait une certaine compassion envers la rebelle.
« Peut-être s’agit-il de séduction, et non d’intimidation. Un Bronco malin a pu lui promettre quelque chose pour sa trahison.
— Qu’aurait-il pu lui promettre ? fit Val, sarcastique. Que peut-on offrir à une machine pour fausser la directive première ? »
Walter leva ses épaules lasses. La liberté, pensa-t-il. Mais la liberté de quoi faire ?
« Si je vais là-bas, menaça Val, je la rechargerai et la ferai bouger. Elle ferait mieux de revenir faire réviser ses C.E.S. /C.A.I.
— Tu vas y aller ?
— Je sais comment m’y prendre. Et puis, qui d’autre le ferait ? Nous sommes à court de Bricoleurs. Il me suffira de grimper sur son dos pendant qu’elle est au repos. Démonter l’arbre moteur inférieur, le recharger et la réveiller par télécommande. Si elle accepte de revenir, parfait. Je lui fournirai l’énergie nécessaire au trajet. Si elle refuse, je la ferai venir grâce aux télécommandes, après avoir démonté l’arbre moteur. Elle y perdra sa personnalité, mais nous garderons le châssis. Nous aurons au moins sauvé ça. La Grande S.T. n’a pas les moyens de laisser perdre la machine entière.
— Tu vas essayer de l’amener ici par télécommande ? » Walter était abasourdi. « C’est dangereux, et ça demande un travail énorme. Ces maches sont énormes, et puissantes. Privée de son réflexe de conservation, elle risque de s’écarteler, ou encore d’écraser les récoltes, ou…
— Ou de m’écraser, moi, dit Val. Je sais, ça demanderait des jours pour la guider par télécommande jusqu’ici : éviter les arbres, les canaux et les évents. Mais il faut essayer. Nous ne pouvons laisser Dehors ce symbole de la faillite de la Grande S.T. »
Ou de la liberté… se dit Walter en souriant.
Chapitre V
Moïse et la Pouliche
Assis sur un rocher, Moïse Eppendorff caressait Dan. Moon et Curedent gravirent un étroit défilé afin d’échanger des signes avec un jeune Bronco-puberté moins une qui gardait ce col, armé d’un javelot robuste. Plus haut, sur les contreforts, ils entrevirent une colonie familiale : deux jeunes adultes, formant un couple, une femelle d’âge mûr, aux cheveux blancs, et trois autres enfants.
Les tentatives de communication furent infructueuses.
Moon dit en revenant : « Curedent a du mal à comprendre leur dialecte. Mieux vaut partir d’ici avant qu’il n’y ait un malentendu. »
Moïse pouvait constater que les mœurs et le langage des Egotiens variaient beaucoup d’une tribu à l’autre. Mais il y avait une constante : pour la technologie, ils en étaient à l’âge de pierre. Les senseurs de la fourmilière pouvaient détecter les métaux à une distance beaucoup plus grande que des corps chauds non porteurs de métal. Toute famille « évoluée » qui se mettait à travailler le métal était bientôt anéantie par les chasseurs.
Le vieux Moon conduisit le jeune Moïse jusqu’à un canal et lui montra comment y trouver de la nourriture. Chaque canal prenait naissance à proximité d’une cité, là où venaient se déverser les eaux d’égout, riches en nutriment mais pauvres en plancton. Elles se bonifiaient à mesure qu’on descendait le cours. Les algues et les crustacés minuscules constituaient le premier maillon de la chaîne alimentaire. En aval, on trouvait des algues charnues, de gros coquillages, et les cétacés. Les téléostéens et les gros crustacés avaient disparu. Le vieux Moon plongea dans les eaux verdâtres et en explora le fond. Il revint à la surface, et lança un grand coquillage au pied blanc et tortueux. Moïse pénétra dans le canal avec précaution, tâtant la vase du bout des orteils.
Bientôt, ils se retrouvèrent assis sur la berge, à mastiquer des coquillages. Un robot colossal passa silencieusement à cheval sur le canal : un Irrigateur. Moïse montra du doigt les lecteurs optiques de la machine.
« Cet engin ne risque-t-il pas de nous signaler ?
— Curedent dit que ce n’est qu’un classe onze. Sa seule tâche, c’est de se balader en vérifiant l’humidité du sol et en arrosant. Il n’a pas de circuit pour la détection des Broncos. »
Curedent intervint : « Par contre, nous devons nous méfier des classes dix. Toute machine capable de se déplacer sans suivre un chemin tracé possède en général un cerveau assez perfectionné pour nous repérer. Les Moissonneuses, les Laboureuses, les Perforeuses, toutes les maches de ce type. »
Moïse continua à mâchonner en silence. La chair blanche du coquillage croquait sous la dent. Il en retirait une sensation de plénitude, d’assouvissement ; il y avait plein d’acides aminés là-dedans.
L’eau, devant lui, s’agita bruyamment. Il se mit aux aguets. Une grosse tête humanoïde, hideuse, creva la surface, le dévisagea et se cacha à nouveau.
« S’il remonte, jette-lui un morceau de viande », dit Moon.
Moïse donna à manger à la créature, et fut remercié d’un aboiement. Bientôt, une troupe de mammifères gras apparut à la courbe du canal, faisant jaillir l’eau avec fracas. Moon sourit, Dan joignit ses aboiements aux leurs.