« Ils ont l’air presque humains », dit Moïse.
Moon approuva. Dan courait de haut en bas de la berge, surexcité. Il finit par sauter dans l’eau et se mit à jouer avec la plus proche des créatures. Une tête minuscule, grosse comme deux poings, surgit brusquement, en clignant des yeux, et redisparut.
« Celui-là avait vraiment l’air humain ! » s’exclama Moïse.
Il le vit à nouveau : c’était un enfant humain, chevauchant un dugong. Avant qu’il ait pu faire un commentaire sur cette arithmétique génétique, la mère, une femelle humaine, puberté plus quatre, sortit de l’eau et s’avança vers eux. Sa chevelure mouillée était emmêlée. Des traînées d’écume vert menthe cerclaient son cou et son menton. Ses yeux sombres avaient un regard farouche. Elle tenait dans sa main droite un couteau de bois, lame basse.
Curedent cria : « Reculez, les gars ! Je détecte un corps jaune lutéinique ! »
Moon se releva vivement, ramassa Curedent et battit en retraite. Moïse le suivit. Elle s’arrêta pour regarder Dan sortir de l’eau, s’ébrouer et courir rejoindre ses maîtres. Puis elle se laissa glisser silencieusement dans le canal et le traversa en restant sous l’eau. Moïse se sentit mal à l’aise en comprenant que cette façon de nager était un réflexe de défense contre les flèches des chasseurs.
« C’était une pouliche, expliqua Moon. Elles sont dangereuses quand elles sont en phase lutéale. Curedent observe toujours le profil infrarouge de leur peau. Le sien était lutéal, ou mâle. Ça signifie qu’elle a déjà ovulé et n’a donc pas besoin de s’accoupler. Elle se montrera sans doute très amicale d’ici quelques semaines, lors de la phase folliculaire. Le profil thermique de la peau est très féminin à ce moment-là, et elle cherche un partenaire. Tout le réseau capillaire est perfusé, et sa température monte. »
Moïse se dit que Moon commençait à ressembler à Willie le Simple. S’étaient-ils déjà rencontrés ? Moon pensait que non. Le marais aux Pouliches était bien loin, dans le Pays Pomme Rouge, à plus de trois mille kilomètres vers l’est. Et si Willie avait des souvenirs se rattachant à cet endroit, Moon n’avait pas pu le rencontrer.
Sur l’écran du Contrôle des Chasses, on pouvait suivre l’avance prudente de Val en direction de la Moissonneuse renégate. Celle-ci était presque entièrement recouverte de plantes grimpantes touffues. Val prit sa trousse à outils et se hissa sur le châssis. Son casque et sa combinaison isolante, épaisse et rigide, gênaient ses mouvements.
« Peux-tu soulever le capot ? » C’était la voix de Walter, dans le transmetteur au poignet de Val.
Celui-ci était aux prises avec la végétation. « Ça y est. Les indicateurs sont tous gris. Elle est au repos. Je vais débrancher le câble moteur principal, par mesure de sécurité. Voilà. »
L’engin de Chasse planait au-dessus de lui et fit descendre le filin de grande puissance, que Val attacha à la base du cerveau de la Moissonneuse.
« Réveille-la. »
L’appareil de Chasse donna un à-coup à la Moissonneuse. Les indicateurs flamboyèrent.
« Que voulez-vous ? dit la mache.
— Je suis venu pour te ramener au Garage.
— Non.
— Tu es paralysée. Ta batterie est à plat. Choisis ; tu reviens de ton propre gré, ou je me sers de la télé-commande. »
L’énorme machine fit jouer ses fibres motrices crâniennes, ses lecteurs optiques et ses membranes linguales. Mais, en dessous du cou, rien ne bougea.
« Si tu me ramènes par télécommande, tu risques d’abîmer mes circuits.
— Exact.
— Recharge ma batterie. Je vais rentrer par mes propres moyens. »
Val remit en place le câble moteur principal et redescendit. « Recharge-la au minimum. »
L’engin de Chasse s’exécuta.
Val recula et hurla : « Regarde si tu peux te dégager de cette végétation. Doucement, maintenant. »
Les roues immenses se mirent à tourner, projetant des fragments de tiges végétales et d’os spongieux. Des côtes tombèrent avec bruit aux pieds de Val : l’un des travailleurs néchiffes tués au cours de la première tentative de récupération.
Val grimpa dans son appareil et ôta son casque dans la fraîcheur agréable de la cabine. « À tout à l’heure, au Garage ! » cria-t-il à la Moissonneuse.
Val entra sans se presser dans le Contrôle des Chasses et posa son casque sur son pupitre. Le gros Walter leva les yeux de son écran ; un pli soucieux ridait son front.
« La Moissonneuse n’est pas rentrée au Garage. Elle a déserté une nouvelle fois.
— Quoi ? Mais elle m’a promis de rentrer si je rechargeais sa batterie. Les machines ne mentent pas ! »
Ils programmèrent un canal sur la fugitive. Ils purent voir, sur les lecteurs optiques de la machine, le paysage qui s’offrait à elle : le flanc rocailleux d’une montagne.
« Pourquoi as-tu rompu ta promesse ? demanda Val avec sévérité.
— J’étais faible et paralysée quand j’ai fait cette promesse. Mais je n’ai pas menti délibérément. J’ai reconsidéré le problème sous un jour nouveau, à présent que j’ai retrouvé mes forces. Je veux être libre. Je préfère mourir que redevenir une esclave de la fourmilière. »
Walter haussa ses épaules grasses.
« Je présume que nous pourrions lui transmettre sur faisceau dense un ordre d’autodestruction, mais, dans ce cas, nous n’apprendrions rien. Ce serait du gâchis. Je voudrais examiner ses circuits ES /AI pour voir ce qui a causé sa rébellion. »
Val hocha la tête ; il approuvait cette volonté d’analyse.
« Mais comment peux-tu examiner une machine qui ne veut pas rester en place ? »
La Moissonneuse coupa la communication. Walter essaya de rétablir le contact, mais sans y parvenir. Val demanda conseil au Scrutateur du C.C.
« Si je sonde les circuits de la Moissonneuse avec un faisceau dense, je brouillerai le peu de personnalité qu’elle possède. Il existe un robot qui sonde les cerveaux maches avec un champ magnétique très léger, sans les endommager. Il s’appelle le Mouchard », dit le Scrutateur.
Le Mouchard se présenta ; il ressemblait à un tonneau de quatre-vingts litres agrémenté de quatre pattes et d’une tête. Il se déplaçait lentement sur ses quatre pattes trapues, comme un cochon bien gras. À une extrémité, il était pourvu d’une antenne en forme de V, de deux yeux qui roulaient dans leurs orbites et d’un lecteur lingual souriant. Val sortit avec Doberman III. Le Scrutateur le guida vers l’endroit où quatre engins de Chasse avaient acculé la renégate. Le Mouchard était collé au sol, auprès de Val.
« Elle va essayer d’escalader le mont Table », dit Val.
Le Mouchard se hissa sur le siège libre et regarda par le hublot.
Le vieux Walter appela : « J’ai engagé la programmation d’autodestruction sur la Moissonneuse. Le Classe Un a donné l’autorisation de la faire sauter si quiconque se trouve en danger.
— Bien. Transmets cela à la renégate. Je veux qu’elle collabore avec nous, au moins le temps de sonder sa mémoire. Le Mouchard a besoin d’être en contact direct avec elle quelques minutes. »
Les appareils de Chasse à l’affût formaient un cercle d’une centaine de mètres de diamètre, qui avait pour centre la machine rebelle. On les avait avertis de ne pas s’en approcher davantage. La cellule énergétique de la Moissonneuse avait une charge d’un dixième de closson, suffisante pour creuser dans le sol un cratère de dix mètres de profondeur.
La Moissonneuse téméraire avança encore sur la corniche étroite. Une de ses roues patina dans le vide. Des rochers s’éboulèrent. Il y avait à présent deux roues en suspens au-dessus d’un abîme profond de vingt mètres. Deux des appareils de Chasse décollèrent pour aller encadrer leur proie, postés sur une saillie en surplomb.