Doberman III se posa sur la corniche, dans une courbe.
« N’approchez pas davantage, lança la Moissonneuse. Je préfère la mort à l’esclavage.
— Nous le savons… fit Val d’un ton rassurant. Je ne viendrai pas plus près. J’envoie une toute petite machine parlementer avec toi.
— Inutile », marmonna la renégate.
Le Mouchard sortit gauchement par le sas et gravit la corniche exiguë. Ses petites pattes avaient du mal à porter son corps en barrique, sur le terrain inégal. Val, entre-temps, bavardait familièrement avec la rebelle.
« Tu ne blesserais pas un humain volontairement, n’est-ce pas ?
— Certainement pas, mais j’ai modifié mon vecteur énergétique. D’habitude, il est dirigé vers le sol, mais maintenant il est pointé vers toi. Si tu me détruis… tu te détruiras en même temps. »
Val chuchota dans son transmetteur : « Peut-elle vraiment le faire ? Malgré la directive première ? »
Walter consulta le Service Cyberpsych. On lui confirma que la mache pouvait effectivement modifier son champ énergétique et que, si elle vous en informait, c’est vous qui vous suicideriez en appuyant sur le gros bouton rouge. C’est vous même qui vous blesseriez, et la mache serait alors innocente.
« Et la directive première ?
— Les circuits ES/AI – le « génie » des machines – peuvent parfois adopter une logique très particulière lorsqu’ils sont déréglés, dit Walter. Ne prends aucun risque. »
Val entra alors en communication avec le Mouchard. « Comment cela se passe-t-il ?
— Je n’ai pas eu de difficultés à l’approcher, mais je n’arrive pas à en tirer quelque chose. Elle efface sa mémoire au fur et à mesure que je la sonde. Si je continue, son cerveau sera bientôt complètement vidé. »
Val réfléchit un moment. Le Mouchard était ce qui se faisait de mieux comme engin de sondage. Si la mémoire de la Moissonneuse comportait un programme d’effacement automatique en cas de sondage, il n’y avait plus rien à faire.
« Continue. Termine ton exploration. Si nous n’apprenons rien, du moins aurons-nous entre les mains une machine docile. »
Le Mouchard poursuivit avec réticence cette vaine besogne. Sans résultat. Toutes les mémoires étaient magnétiques, effaçables grâce à un dispositif de protection.
« Les magasins de mémoire sont vides. Nous n’avons rien appris.
— Dans ce cas, ordonne-lui de descendre de là, dit Val avec un reniflement de mépris.
Rien.
« Quoi encore ? questionna-t-il.
— Toujours pareil. Elle préfère la mort, grommela le Mouchard.
— Où va-t-elle pêcher cela ?
— Ça doit être emmagasiné dans l’« amande », c’est-à-dire dans son circuit-personnalité transistorisé, qu’on peut comparer au noyau amygdaloïde humain. C’est là que sont enregistrés les souvenirs remontant à la période d’intégration. Quelqu’un y a récemment introduit cette rage de liberté.
— Peux-tu pénétrer dans ce… euh !… cette amande, et voir ce qui l’a altérée ?
— Peut-être. C’est un système de mémorisation mécanique, utilisant des molécules semblables aux molécules de mémoire fixe de l’homme. Je ne pense pas qu’elle puisse les effacer. »
Val regarda l’amande se décortiquer, tandis que se dévidaient les impressions anciennes. Le prix du Héros Donald Thomas, récompensant le travail bien fait pour la motivation. Les directives premières, le profil d’identité personnelle, les données élémentaires de géographie terrestre. Tout cela était très vieux. Soudain, la séquence d’autodestruction se mit en route… 9… 8… 7…
« Courez ! » hurla le Mouchard en détalant vers une crevasse profonde.
6… 5… 4…
« Que s’est-il passé ? » crièrent simultanément Val et Walter.
3… 2… 1…
La violence de la déflagration ébranla le flanc de la montagne. Il y avait un cratère de dix mètres de profondeur, là où se trouvait auparavant la mache renégate. Une pluie de rochers et de débris divers s’abattit sur les engins de Chasse.
« Qui a déclenché cette séquence ? brailla Walter, le visage violacé.
— J’ai bien peur d’être le responsable, dit le Mouchard depuis sa crevasse. J’ai dû provoquer un quelconque réflexe de défense en sondant l’amande.
— Tiens bon, Mouchard. Je vais monter te tirer de là. »
Val remit son casque et prit une pelle, puis se dirigea vers l’amas de rochers qui encerclaient le point d’impact. Le Mouchard n’était que légèrement bosselé.
Ils retrouvèrent Walter au Garage du C.C. Ils relièrent le câble caudal du Mouchard au lecteur optique. Cette nouvelle projection des mémoires de l’amande ne leur révéla rien de cohérent.
« Voici ce que j’ai vu juste avant le compte à rebours et la destruction », dit le Mouchard.
L’image sur l’écran les stupéfia. Un Bronco âgé, brandissant une boule de cristal. L’image sauta, mais le lecteur audio retransmit quelques mots…
Val prit un air contrarié. « Regardez-moi cette robe pourpre. Qu’est-ce que c’est que ça ? Un sorcier ? »
Walter lui imposa silence : « C’est possible. Essayons d’entendre ce qu’il raconte. Mouchard, peux-tu nous repasser cette bande sonore ? »
La voix du sorcier était beaucoup trop théâtrale pour paraître naturelle : « Au nom de… je t’ordonne de me suivre.
— Au nom de qui ? demanda Walter.
— Un mot qui ne signifie rien pour moi, dit le Mouchard. Une divinité ?
— Qu’a dit exactement le sorcier ? s’emporta Val.
— Les mots exacts ne sont pas enregistrés, expliqua le Mouchard. Je transcris les symboles mémorisés par la machine elle-même. Ce blanc correspond à un symbole que je ne peux traduire.
— C’est parfait ! rugit Val. Nous avions une mache meurtrière sur les bras, et nous ne savons même pas en quel nom elle voulait commettre ces meurtres !
— Le Bricoleur ? suggéra Walter. Il s’y connaissait en cerveaux mécaniques et n’avait nulle envie que nous les retrouvions, lui et sa famille. Peut-être a-t-il trafiqué cette mache afin de nous ralentir… comme avec ces trois cadavres qu’il a laissés derrière lui. »
Val médita un instant. « Ça se tient, à part un petit détail.
— Lequel ?
— Cette mache diffusait ses émissions sur faisceau dense avant même que le Bricoleur ait quitté le C.C. Je l’avais emporté avec moi, pour ce prétendu vol de rodage, tu te souviens ? »
Walter fronça les sourcils. « As-tu autre chose à nous montrer, Mouchard ? »
La petite machine en forme de tonneau vint en se dandinant se planter devant Walter.
« Rien, monsieur. C’est tout ce que j’ai eu le temps d’enregistrer avant le compte à rebours… »
C’était l’impasse. Val haussa les épaules : « En tout cas, quel que soit le responsable, il ne peut en tirer aucun sujet de vanité, sinon d’avoir creusé un cratère au pied du mont Table. »
Dag Foringer posa son arc et retira ses gants. Les puissants projecteurs du plafond avaient rougi son front. Il aurait aimé passer deux jours de plus à s’entraîner, pour améliorer la précision de son tir ; mais la Chasse était pour demain.
Un peu plus tard, rendu à demi aveugle par les ultra-violets, il se présentait au bureau du C.C.
« Vous vous êtes encore entraîné sans votre casque, Dag ? le réprimanda Val.
— Excusez-moi, monsieur… mais c’est plus commode.