« Vous avez retiré votre casque ? » s’inquiéta Walter.
Dag toucha ses cloques avec précaution, et acquiesça humblement.
« Il vaudrait mieux aller voir les médi-assistants avant de rentrer. »
Walter le suivit des yeux. Il n’avait rien dit des autres chasseurs partis avec lui. L’intérieur de la cabine ne révéla aucun indice : les détritus habituels traînaient dans tous les coins.
Walter tapota la vieille machine.
« As-tu une idée de ce que sont devenus les autres chasseurs ? » lui demanda-t-il.
Chien Volant IV tourna son optique atteint par la cataracte vers le patron du C.C., et répondit de façon entrecoupée : « Les ai déposés sur piste Bronco. Méthode habituelle. Parcouru mille huit cents kilomètres. Aucune trace. Leurs balises n’émettent pas. »
Walter pouvait se poser des questions… Moon et Moïse, eux, savaient.
Oublier n’était pas difficile au pays des pouliches. Ils croisèrent d’autres « phases folliculaires » qui les retardèrent encore. Les saveurs variaient selon la latitude. Les chasseurs venaient et repartaient, certains jouissaient de leur Récompense Moléculaire, d’autres devenaient gibier à leur tour. L’hiver venu, Moïse avait couvert plus de quinze cents kilomètres avec le vieux Moon, Dan et Curedent. Son corps s’était endurci : sa peau était plus foncée, les paumes de ses mains et la plante de ses pieds, cornées ; son endurance, accrue. Curedent lui demandait fréquemment de grimper aux arbres ou de traverser des canaux. Ils fonctionnaient à présent comme un tout, ce qui assurait leur survie.
« Moissonneuses », signala Curedent.
Ils s’étaient arrêtés à la lisière d’une large bande de synthésol humide, fraîchement retourné. Les Moissonneuses robots sillonnaient l’autre bord, engloutissant le blé, grain et paille. Elles formaient une ligne qui paraissait sans fin, apparaissant à un point de l’horizon pour disparaître à un autre. À la tombée du jour, la zone moissonnée était large de plus de quinze kilomètres. Quand la rosée humecta les champs, les robots s’immobilisèrent pour la nuit.
Moon s’avança à la lueur des étoiles, et tâta le sol du bout du pied.
« Il vaudrait mieux traverser tout de suite, décida-t-il. Impossible de faire le tour. Si nous attendons que la prochaine récolte ait été semée et pousse, nous resterons longtemps à découvert. »
Le blé n’offrait qu’un médiocre couvert.
Ils progressaient lentement car la terre était meuble. Ils ne franchirent la ligne des Moissonneuses que plusieurs heures plus tard. Moïse lorgna les yeux voilés des machines.
« Leurs détecteurs de Broncos ne vont-ils pas nous repérer ?
— Elles ne signalent que ce qu’elles ont ordre de signaler, rappela Moon. De plus, Curedent est à l’écoute sur leurs longueurs d’ondes habituelles. S’ils montent une Chasse contre nous, nous le saurons largement à temps. »
Parvenus en terrain plus ferme, ils se mirent à trotter dans le blé encore sur pied, qui craquait sous leurs pas. Les étoiles et la lune en son quartier donnaient une lumière plus que suffisante. Tout semblait calme… jusqu’à ce que…
« Des chasseurs ! Lance-moi ! » hurla Curedent.
Ils arrivaient à un verger tranquille. Les arbres où grimpait la treille formaient des masses noires compactes. Il y avait d’autres formes plus petites qui n’étaient pas des arbres… mais des archers. Moon projeta Curedent dans les airs. Dan bondit. Les cordes des arcs vibrèrent. Curedent lança des étincelles lumineuses. Moïse cligna des yeux, aveuglé. Les étincelles avaient blanchi son pourpre visuel. Tandis qu’il attendait que la vision nocturne lui revienne, il entendit le bruit écœurant d’une flèche s’enfonçant dans la chair. Curedent crépita à nouveau. Quelqu’un derrière les arbres hurla et hoqueta de douleur. Moïse éprouva une douleur aveuglante dans la tête ; il sentit l’obscurité l’envahir et tomba, le visage dans le blé.
Redoutant le couteau à trophée, il lutta pour reprendre conscience. Son visage était glacé, poissé de sang. Le temps avait passé. Le ciel s’éclairait à l’est. Il n’entendit aucun bruit, et se redressa précautionneusement. Il avait mal à la tête, mais il avait recouvré la vue.
Moon gisait, recroquevillé autour de l’extrémité empennée d’une flèche, dont la pointe rougie ressortait dans son dos, traversant la partie inférieure gauche de sa cage thoracique. Ses yeux ouverts exprimaient la stupéfaction. Il ne bougeait pas.
Comme Moïse se penchait sur la forme inanimée,
Curedent l’appela : « Vite, ramasse-moi ! Il y a d’autres chasseurs derrière les arbres ! »
Moïse se dirigea en chancelant vers l’endroit d’où provenait le son ; il trouva deux archers auprès de Curedent. Une odeur de brûlé emplissait l’air. Deux trous noirs marquaient les uniformes dans la zone précordiale. Il ramassa le cyber. Les chasseurs ne remuaient pas.
« Là-bas, sur ta droite. Allons voir ce qu’ils font ! » commanda Curedent.
Moïse avança prudemment, dépassant les corps de Dan et d’un autre chasseur. Quelques mètres plus loin, il découvrit l’appareil de Chasse.
Quatre chasseurs étaient allongés dans leur sac de couchage, à savourer la Récompense Moléculaire.
« Ils ont l’air inoffensifs pour l’instant », dit Curedent. « Brise leurs arcs et tâche de trouver une méditrousse dans l’équipement. Reste à l’écart du vaisseau, c’est un classe dix. »
Moïse revint rapidement auprès du vieux Moon. Il posa une main hésitante sur son cou et sentit une pulsation rapide.
Les yeux du vieillard s’animèrent et prirent une expression de colère.
« Oui… je suis vivant, bien que je ne m’explique pas comment. Cette saloperie de flèche m’a presque atteint au cœur. As-tu quelque chose pour couper les barbelures afin que je puisse la retirer ? Je ne vais pas rester couché comme ça une éternité ! »
Moise s’empara d’un couteau à trophée sur un des cadavres en train de refroidir et scia soigneusement la hampe rouge de la flèche derrière le bras de Moon. La flèche crissait contre une côte avec un bruit insupportable pendant l’opération. Sur les
instructions de Moon, il attacha une bande de pansement au bout de la hampe. Puis il commença à tirer tout doucement sur l’empenne. En sortant, la flèche entraînait à sa suite le pansement à l’intérieur de la blessure. Il s’arrêta pour permettre aux fibres textiles de s’humecter, puis tira encore. Quand la flèche fut extraite, une longueur de bandage suivait la trajectoire de la blessure. Il lia ensemble les deux extrémités de la bande.
« Je cicatrise très vite quand il n’y a pas d’infection, dit-il d’une façon détachée. Avec ce système, la plaie devrait rester ouverte jusqu’au début de la cicatrisation. Je ne veux pas courir le risque d’un abcès. »
Il toussa. Curedent nota la bulle de mucosité rouge qui se formait à l’endroit où la flèche était entrée.
« Dan ? » fit le vieil homme en se traînant vers son chien.
Les crocs d’or de l’animal étaient rivés à la gorge d’un chasseur. Quelques centimètres de flèche dépassaient de son vaste poitrail, qui se soulevait spasmo-diquement. Moon écarta Dan du cadavre du chasseur et l’examina. Il caressa la tête du chien. La queue ne remua pas. Les deux pattes arrière étaient étendues toutes droites, immobiles, anormalement rigides.
« Au moins, on sait où se trouve la tête de la flèche, dit le vieux Moon avec tristesse. Elle a touché le cordon médullaire. » Il resta là à caresser le chien. « Dis donc, Moïse, on ferait peut-être bien de recoudre ton scalp. Ton crâne pourrait prendre froid. »
Moon défit la méditrousse et nettoya la blessure du jeune homme, en débridant les lèvres pour la faire saigner. Puis il entreprit de la recoudre, tout en parlant.