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— Fourmilière, par exemple… » Elle haussa les épaules. « Quelle différence ?

— Mais si les citoyens ne sont que des fardeaux… des parasites au sein de la fourmilière, le mot âme ne perd-il pas beaucoup de son sens ? Je crois qu’ils ont troqué leur âme contre des calories et un habitat, et non contre une parcelle de l’âme collective comme tu aimes à le penser. »

Dé Pen resta bouche bée en entendant ce blasphème contre la Grande S.T.

Arthur Neutre avança la main pour la tapoter d’une manière apaisante.

« Ne prends pas à la lettre ce qu’il dit : il essaie simplement de t’entraîner dans un débat philosophique, en te piquant ainsi au vif. Parce qu’il a un boulot, il considère tous les non-travailleurs comme un poids mort.

— Le citoyen n’est pas un parasite ! s’emporta-t-elle. Chacun a son utilité dans la fourmilière. Vois tous les bienfaits que nous procure la Grande S.T. ; grâce à la coopération, la planète peut supporter une population dix fois plus élevée qu’au temps de la civilisation pré-fourmilière.

— Le plus grand bien du plus grand nombre ? l’aiguillonna Walter.

— Certainement. L’homme a remplacé presque toutes les formes inférieures de vie. La fourmilière est une forme de vie très réussie. Il vaut mieux qu’il y ait davantage de vie intelligente.

— Une livre d’homme vaut plus que le même poids d’insectes et de vers ? paraphrasa-t-il.

— Sans aucun doute.

— Et les arbres ? »

Dé Pen fit une pause afin d’organiser ses connaissances sur les arbres.

« L’arbre n’est qu’une structure du système écologique de la forêt ou de la jungle. Les cités constituent le système écologique de l’homme. Les seuls arbres dont nous ayons besoin, ce sont ceux de la chaîne alimentaire : arbres à calories ou à saveurs. »

Walter perdit prise, dans la moiteur de la fusion, et glissa plus bas. Il se démena pour reprendre sa position et riposta :

« Le plus grand bien du plus grand nombre ? Et que penses-tu de révolution mentale ? Le suicide est un symptôme de détraquement. Et les cas semblent se multiplier à mesure que la population augmente. Comment cela peut-il être un bien ?

— Il faut bien mourir un jour, débita-t-elle, comme si elle récitait une leçon. La fourmilière protège ses citoyens de la plupart des facteurs de mortalité anciens… les accidents, les infections, la guerre, les tumeurs… même la vieillesse. Aujourd’hui, ceux qu’on ne peut guérir sont mis en suspension, jusqu’à ce que les chercheurs aient trouvé le remède. Il ne reste plus que le suicide.

— Et le meurtre, ajouta-t-il.

— Et le meurtre, reconnut-elle. Mais ce sont des cas de C.I., de Comportement Inadapté. Le gène faible, le gène cinq-orteils, n’est pas approprié à la vie dans la fourmilière. Le C.I. sert à l’éliminer. Donc, tu vois, le suicide est un moyen naturel de purifier la fourmilière : seuls les quatre-orteils peuvent supporter de vivre dans un monde surpeuplé. »

Walter sourit. La petite Dé Pen avait assimilé toutes les idées philosophiques en vogue dans la Grande S.T. D’après elle, il ne fallait pas se préoccuper des suicides, puisque ces morts extirpaient les gènes indésirables. En tant que Batébrien, il restait attaché aux vieilles et pures théories de l’âge néolithique : bambou, terre, brique. En tant que disciple d’Olga, il attendait le retour d’Olga. Mais sa foi s’affaiblissait, car il voyait sa vie toucher à son terme, et aucun signe d’Olga.

*« Et quand il n’y aura plus, dans la fourmilière, que les gène quatre-orteils… les cas de C.I. disparaîtront-ils également ? »

Dé Pen haussa les épaules : « Je présume.

— « Quelle sera alors la cause de décès la plus courante ? »

Elle sourit. « Nous le verrons bien. »

Sur le mont Table, l’ambiance était à la fièvre. Des tonnes de viande séchaient au soleil ; on allait en faire des saucisses, pour le voyage. Le Sage envoyait de succulentes pouliches, destinées à servir d’appât, danser devant les senseurs de la Grande S.T. De solides gaillards armés de javelots suivaient les pouliches pour abattre et débiter en tranches les chasseurs alléchés.

Le Bricoleur marchait derrière le Sage, qui supervisait les préparatifs. Les pouliches paraient la viande.

« Ça m’a l’air un peu aqueux, commenta-t-il.

— Je suis d’accord avec toi, dit le Sage. Mais c’est tout ce qu’on peut trouver. La fourmilière nous envoie toujours ce qu’elle a de meilleur, mais ça reste quand même du protoplasme pauvre en protéines.

— Pourquoi ces énormes provisions ? Vous projetez une expédition ?

— Une migration. Nous partons tous vers la rivière. La rivière ! Olga revient ! »

Les villageois inclinèrent la tête tandis que leur mage prononçait ces mots sacrés. Le Bricoleur garda un silence respectueux. Il avait observé le Sage et connaissait tous ses trucs : les transes brèves, les lumières dans la boule de cristal, et même les prédictions mystérieuses. Mais il ne gobait pas tout ce que disait le vieux sorcier, par trop axé sur les sciences occultes. Le Bricoleur, lui, ne croyait qu’aux sciences naturelles. Cependant, puisque le Sage semblait connaître l’avenir avec précision, il avait le sentiment que Mu Ren, Junior et lui-même seraient plus en sécurité avec les villageois que seuls face aux chasseurs. Il garda la tête baissée jusqu’à ce que le Sage ait terminé.

« Le temps est venu où la Prophétie va s’accomplir ! » cria le mage.

Chien Courant IV revint affronter la colère de Val.

« Tu as encore perdu tout ton équipage ! » hurla celui-ci.

Chien Courant toussa, ce qui brouilla son écran.

« Je les ai largués sur une piste fraîche… Couic ! Ils sont entrés en traque furieuse. Je possède les enregistrements optiques des proies : en général, de jeunes pouliches sans défense. Ça ne semblait devoir poser aucun problème, mais, quand je suis revenu, ils avaient disparu… couic !

— Mais que leur est-il arrivé ? demanda Val à tue-tête, en frappant l’écran de la paume de la main pour le remettre au point.

— Il n’y a rien sur mes analyseurs qui puisse fournir d’explication. »

Val examina les senseurs fatigués du vaisseau. Ses épaules se voûtèrent. Les yeux étaient atteints de cataracte. Les membranes sensorielles manquaient de myéline. Les convertisseurs d’image étaient mouchetés.

« Excuse-moi, mon vieux. Ce n’est pas ta faute. »

Val retourna à son pupitre et transmit une commande à caractère prioritaire. Après avoir reçu les habituelles excuses et tentatives de conciliation, il explosa :

« J’ai perdu plus d’une centaine de chasseurs rien que durant le mois dernier. Disparus sans laisser de trace ! Pas même un cadavre ! Il me faut absolument un équipement plus récent ! »

Le visage sur l’écran murmura quelque chose… faire de son mieux avec le matériel disponible. Puis la commande fut communiquée à un échelon supérieur dans la hiérarchie.

Un nouveau visage apparut, plus vieux, plus las.

« Les récoltes sont-elles en danger, Sagittaire ?

— Non, mais les chasseurs… bredouilla Val.

— Les récoltes doivent être votre unique préoccupation. Le contrôle démographique relève d’un autre département.

— Contrôle démographique ? protesta Val. Il s’agit de la vie de nos chasseurs. Nous les envoyons protéger nos récoltes. La moindre des choses serait de leur fournir un équipement adéquat.

— Ce n’est pas ainsi qu’il convient d’envisager le problème. Vous parlez du taux de mortalité des chasseurs, en moyenne trois par jour pour tout le secteur. Or le taux de mortalité global dans ce même secteur dépasse trente mille par jour ; le suicide est le facteur principal de ces décès. Il y a cinq cents millions de citoyens dans le Pays Orange : trois morts par jour, c’est un faible prix à payer pour protéger leurs récoltes. »