Moïse s’efforça de se détendre.
« Es-tu sûr que ce type est vivant ? Il est tellement froid…
— Il est vivant, en suspension. Mais il ne le sera pas longtemps si tu restes couché sur ses tuyaux. Ce sont eux qui assurent sa perfusion. Son métabolisme n’est pas très intense à cette température, mais il n’est pas nul. Ces tuyaux permettent les échanges gazeux et ioniques avec l’eau de mer. Il vaut mieux ne pas les écraser trop longtemps. »
Moïse se retourna et déposa délicatement les tuyaux transparents, longs de cinq centimètres, sur la poitrine du malade. Une extrémité était fixée à un raccord à la tête du container. L’autre pénétrait dans la jambe du patient, juste au-dessous du genou. Un tuyau semblable le reliait à la base du container.
Moïse s’endormit, tandis que Curedent veillait.
Le deuxième jour, ils commencèrent à croiser des icebergs et des bancs de brume irréguliers. Moïse referma le couvercle quand ils arrivèrent à un dock flottant. Des machines débarquèrent la cargaison.
Moïse regarda la silhouette qui s’approchait, pareille à celle d’une mante religieuse géante. Ses deux bras puissants s’emparèrent de son container, sans prendre garde à la surcharge. Deux bras plus petits débranchèrent les tuyaux du pupitre M.V. du bateau, et les rattachèrent à un petit tableau sous l’abdomen de la mante robot. Le débardeur fit pivoter sa tête, effectua un demi-tour prudent sur le pont mouillé et passa sur le dock qui tanguait doucement.
Moïse observa les silhouettes floues à travers l’enveloppe translucide du container. Le robot, sur ses larges roues molles, gravit une longue rampe et entra dans une salle aux allures de caverne. La stabilité ainsi que le calme environnant lui indiquèrent qu’il devait se trouver à l’intérieur d’une falaise excavée surplombant la mer. Sans doute une île que le brouillard empêchait de voir depuis le dock.
Une heure plus tard, Moïse se balançait doucement dans des eaux calmes et sombres, entouré de milliers de containers. Il fit sauter son couvercle pour respirer, et fut trempé jusqu’aux os par l’eau de mer glacée. Il sortit du container et pataugea dans l’eau, qui lui montait jusqu’à la taille, cherchant à tâtons la paroi dont les échos lui révélaient la présence. Ses pieds s’empêtraient dans un éche-veau de tubes de perfusion. Des containers flottant à la dérive lui barraient le passage. Le froid le mordait à travers le textile d’ordonnance détrempé.
Curedent émit un faisceau de radiations visibles qui lui permirent d’atteindre une échelle. Tout tremblant et ruisselant, il prit pied sur la passerelle qui dominait plusieurs hectares de containers.
« Ce sont des cas récents », dit Curedent. Il balaya l’étendue de son rayon lumineux. « Probablement des quatre-orteils, tous autant qu’ils sont. Allons voir plus loin dans les cavernes. Les cas plus anciens doivent se trouver là-bas dans le fond, sur ta droite. »
Moïse avança, claquant des dents. Il découvrit une cabine d’Assistante inoccupée, où il se réchauffa et changea de vêtements. À la demande de Curedent, le distributeur lui délivra un litre de bouillon chaud. Revigoré, il poursuivit son chemin.
« Il me paraît assez indiqué de commencer par ici », dit Curedent. Moïse cherchait depuis des heures, inspectant des cabines, des containers, vérifiant les indications numériques. Enfin, ils arrivèrent devant ce qui devait être la cabine la plus ancienne de la grotte. La poignée de porte était usée, polie par les innombrables mains qui l’avaient manœuvrée pour chercher le réconfort de la chaleur.
« Les panneaux de contrôle sont sûrement par ici. Regarde sur le mur du fond. »
Moïse marcha jusqu’au mur de pierre rugueuse. Sous une couche de saleté, il trouva les disques indicateurs, d’un vert terni.
« Il y en a bien un million ! s’exclama Moïse en parcourant le mur du regard. Que signifient-ils ?
— Un million de patients, dit Curedent. Le vert indique que le métabolisme est stable ; le jaune, que quelque chose ne va pas ; le rouge, que le patient est mort. »
Moïse s’installa dans l’appartement confortable et chaud, cependant que Curedent examinait les stocks mémoriels du centre de Maintenance Vitale. Il y avait dans cette section un peu moins d’un million de patients atteints de tumeurs. C’étaient des cas anciens. Les plus récents dataient de 1220 après Olga, plus d’un millier d’années en arrière.
« Très fort pourcentage de cinq-orteils, ici, dit Curedent.
— Que faisons-nous ?
— Introduis-moi dans une de ces douilles, là-bas. Ensuite, sors d’ici. Ce que je vais faire ne va pas plaire à la Grande S.T. La Sûreté aura investi ce rocher d’ici quelques jours.
— Tu veux que je t’abandonne ?
— Je suis un Curedent kamikaze, sacrifié d’avance. Je dois rester jusqu’à la fin. Toi, tu dois t’échapper ; dirige-toi au sud, vers le fleuve…
— La fin de quoi ? Et quel fleuve ?
— Oh oh !… de la compagnie ! »
Un personnage encapuchonné fit son entrée, sans se méfier de rien. Sa combinaison protectrice était épaisse et relativement étanche au bruit. Elle comportait également ses propres canaux d’émissions de variétés, pour combattre le mortel silence de certaines grottes, et le roulement envoûtant du ressac dans d’autres. L’Assistante qui veillait sur des millions de gens en suspension n’avait aucune raison d’être sur ses gardes.
Tandis que Curedent travaillait tranquillement dans sa douille, Moïse avança à pas de loup vers la nouvelle arrivante. Il saisit à bras-le-corps la forme perdue dans l’ample vêtement.
« Ligote-la sur cette chaise avec ce bout de tuyau. Dis-lui de se tenir tranquille, sinon je la zape ! » commanda Curedent.
Moïse haussa un sourcil.
« Zape ? »
L’Assistante se calma. « Laissez. J’ai entendu ce que disait cet… être, ou cette chose. J’ignore pourquoi vous êtes ici ; mais si vous avez apporté vos rations avec vous, vous êtes les bienvenus. On finit par se sentir seul par ici… Eh ! Qu’est-ce qui se passe ? Regardez toutes ces lumières jaunes sur le panneau. Il y en a bien une douzaine…
— Ligote-la ! » répéta Curedent, se contractant dans sa douille.
Elle resta assise, bouche bée, cependant que les lumière jaunes envahissaient le panneau tout entier. À plusieurs reprises, elle tira sur ses liens, mais aussitôt Curedent dirigeait vers elle un bourdonnement menaçant. Moïse l’avertit, d’un ton calme, que Curedent n’était pas une mache ordinaire : il avait déjà tué nombre de quatre-orteils.
Le givre fondit sur les parois extérieures de la cabine. On entendit le fracas des chandelles de glace qui s’écroulaient dans le lointain, répercuté par les murs de pierre humide. La première lumière rouge apparut sur le panneau… un mort.
L’Assistante se débattit entre ses liens, et cracha sa haine au visage de Moïse Eppendorff.
« Assassin ! Au nom d’Olga ! pourquoi faites-vous cela ? De quel droit êtes-vous venus ici tuer mes patients ? »
Moïse était abasourdi. Il regardait s’allumer les lueurs rouges. La mort. Ces patients étaient pour la plupart des cinq-orteils. Bien sûr, ils souffraient tous de tumeurs malignes, fatales même. Mais ils étaient vivants, en sécurité dans leurs cercueils de suspension. Pourquoi Curedent touchait-il aux commandes de M.V. ? Il était en train de les tuer.
Curedent enregistra l’expression de Moïse, mais il était trop occupé pour donner des explications. Tous ses circuits étaient pris par la tâche d’altérer les informations en provenance des senseurs. Il abusait le cerveau de la mache M.V. en indiquant des températures de glaciation. Le mécanisme de l’homéostat fit ainsi monter la température dans la grotte, pour lutter contre le froid. Lentement, les eaux se réchauffèrent. À chaque fois que ce réchauffement atteignait le seuil de sept degrés Fahrenheit, l’intensité métabolique des suspendus doublait. Les pompes à perfusion peinaient pour fournir l’oxygène et les nutriments demandés par les systèmes enzymatiques plus actifs. Les Réanimateurs robots pataugeaient maladroitement de çà, de là, alertés par les signaux jaunes qui se multipliaient. Des milliers de patients s’affaiblissaient, comme les déchets métaboliques s’accumulaient. Moïse discerna l’odeur d’ammoniaque, d’indol et de scatol.