Il s’affaissa sur sa chaise et contempla le repas abondant mais peu appétissant. Sur l’écran apparurent des vues de montagnes, de canaux et de champs couverts d’Agrimousse. Il releva quelques petites erreurs de détails, et d’autres qui n’étaient pas que de détail. De toute évidence, on avait minimisé l’importance de Curedent. Dans certaines scènes, Moon ou Moïse tenaient un bâton, dans d’autres une lance, et, le plus souvent, rien. La rencontre avec les chasseurs dans le verger était présentée d’une manière fort confuse. Seuls les résultats étaient montrés avec exactitude : des chasseurs décapités autour de l’appareil. D’autres cadavres étaient disséminés parmi les arbres. Le vieux Moon et Dan, dont les blessures avaient probablement été enregistrées par le vaisseau de Chasse, étaient laissés pour morts.
Le cyberjuriste montra ensuite le voyage solitaire de Moïse jusqu’à Dundas. Les cartes montraient qu’il avait suivi une ligne droite : la préméditation était manifeste. La plupart de ces enregistrements optiques avaient dû être faits à grande distance : les dents de Moon et de Dan étaient toujours blanches. Les renseignements manquaient souvent de précision ; des périodes de plusieurs mois étaient parfois figurées par un simple point qu’on déplaçait sur une carte.
Les dernières scènes, filmées dans les grottes sous-marines, étaient tout à fait floues. Sans doute Curedent avait-il réussi à neutraliser les senseurs. Les renseignements semblaient avoir été glanés au hasard ; on se basait sur des faits aussi insignifiants que la trajectoire du bateau et les calories manquant dans les distributeurs. Le rôle de l’Assistante n’était pas défini, victime ou complice. Mais aucune accusation n’était portée contre elle. Cependant, comme on ignorait les facultés de Curedent, l’Assistante devrait fournir des explications. Le tribunal n’avait rien trouvé dans les antécédents de Moïse qui lui aurait permis d’accomplir seul ce qui avait été fait.
Il se détendit un peu. Même lui, malgré son pessimisme, pouvait voir les failles dans l’exposé de l’accusation. Où était donc son avocat ? Le tribunal termina la reconstitution par l’état statistique des pertes en vies humaines ; le nombre de morts atteignait le quart de million. Il y avait un nombre équivalent de survivants, qui avaient été remis en suspension sans dommage. Mais on restait dans l’incertitude quant au sort d’un autre quart de million de patients. Des centaines de Réanimateurs et d’équipes Méditechs-maches étaient sur place. Il faudrait plusieurs jours pour avoir un bilan définitif. La Grande S.T. faisait pression en faveur d’une exécution publique, et, de préférence, d’une multi-exécution. Tous ceux qui avaient connu Moïse Eppendorff étaient suspectés.
Willie le Simple tripotait son cube. Les cicatrices avaient encore déformé sa paupière gauche, ce qui lui donnait un regard asymétrique ; il ressemblait ainsi à un sujet présentant une trisomie-18. Cinq agents de la Sûreté avaient envahi son logement afin de l’arrêter. À présent, ils se tenaient contre le mur, et assistaient, apeurés, aux divagations de ce citoyen manifestement dément. L’agent muni du détecteur de mensonges regardait l’aiguille osciller de façon désordonnée. Willie ignorait le concept même de vérité. Les agents allaient partir lorsque celui qui menait l’interrogatoire posa une question au sujet de Moïse, ce qui fit sortir Willie de sa torpeur. L’aiguille se stabilisa. Le regard asymétrique s’assura.
« Moïse ? » marmonna Willie. Les macromolécules de sa mémoire s’activèrent. Une larme jaillit de son œil gauche et resta accrochée à un cil. « Je le connaissais. On parlait beaucoup ensemble. C’était mon ami. Maintenant, c’est Henry qui habite ici. Henry n’est l’ami de personne. »
« L’aiguille est dans la zone V, dit l’agent qui portait le détecteur. Il y a des parasites d’origine psychique, et une certaine confusion, mais c’est en plein dans la zone V. Willie, est-ce que Moïse n’a jamais discuté du Dehors avec vous ? »
Willie se figea. De petits signaux d’alerte se déclenchèrent au plus profond de ses ganglions nerveux ; des réflexes thoracolombaires.
« Et vous n’avez jamais rapporté ces conversations au Surveillant ? » poursuivit l’agent.
Les épaules de Willie s’affaissèrent. Une fois de plus, il était allé à l’encontre de la Grande S.T..
« Emmenez-le ! »
L’Assistante de Port Dundas était assise toute droite dans sa cellule ; elle accablait Moïse de malédictions et niait avec véhémence toute participation. Josephson, l’assesseur du tribunal, se délectait à la voir se débattre tandis qu’il la tenait sur le gril. La peur la clouait sur son siège. Elle savait qu’elle était soumise à l’épreuve des détecteurs de mensonge. Chaque question pouvait être la dernière si sa réponse ou son mutisme satisfaisaient aux critères de culpabilité établis par la Cour. Le Psychokinetoscope du Cyberjuriste traçait ses graphiques bio-électriques pendant que Josephson la cuisinait.
« Avez-vous aidé l’assassin de Dundas ?
— Non.
— Avez-vous proposé votre aide ? »
Elle hésita… se rappelant qu’elle avait offert de désigner une victime si les autres patients étaient épargnés. C’est ce qu’elle tenta d’expliquer. Les tracés bio-électriques étaient contradictoires. Josephson lorgna avec lubricité sa courbe de résistance cutanée.
« Moïse vous a-t-il jamais touchée ?
— Seulement pour me faire du mal ! » cracha-t-elle.
La courbe de résistance s’infléchit, mais l’aiguille resta dans la zone V. La Cour et Josephson étaient perplexes devant ces indications.
Dans sa cellule, Moïse était inquiet. Des heures s’étaient écoulées depuis que le Méditech lui avait fait une prise de sang. Josephson frappa à la porte.
« Puis-je entrer, Moïse ? Je suis l’Assistant chargé de votre défense… enfin, si vous voulez un défenseur. D’après la reconstitution faite par la Cour, le facteur de probabilité est de 6 ; c’est un facteur assez élevé pour qu’on vous exécute sur les simples preuves matérielles. Cependant, le facteur 6 laisse une possibilité d’acquittement pour différents motifs. Voulez-vous que nous en discutions ? »
Moïse regarda la porte massive. Ses muscles se contractèrent. Les senseurs placés dans la cellule enregistrèrent le flux d’adrénaline.
« Allons, allons, du calme ! le mit en garde Josephson. Votre encéphalogramme est surveillé de près par la Cour. Le seul moyen de vous en sortir, c’est par la voie légale, par mon intermédiaire. »
Moïse essaya de se maîtriser.
« Entrez » grommela-t-il.
Une porte se ferma derrière Josephson avant que celle de la cellule ne s’ouvrît. Moïse ne vit pas de gardes. La geôle cybernétique était sans doute sous le contrôle de la Cour. Moïse recula, dans un geste ostensible.
« Inutile de faire montre de votre soumission, dit Josephson. Je n’ai pas peur de vous. Je suis sûr que vous êtes innocent. Nous allons nous asseoir là, juste en face de l’écran, et présenter ensemble votre défense. Tout ce que nous voulons, la Cour et moi-même, c’est la vérité. Et la vérité vous rendra la liberté. »
Josephson repoussa les plats et plaça sur la table plusieurs des formulaires réglementaires. La Cour localisa sur lui l’optique qui se trouvait au plafond. Moïse s’assit sur sa couchette sans un mot. Josephson prit la chaise.
« Vous êtes accusé de massacre gratuit : notre système de défense reposera sur le Syndrome du Massacre Gratuit ; c’est une psychose reconnue, provoquée par le surpeuplement. Bien. Vous étiez autrefois un citoyen. Il y a moins de quatre ans de cela, vous viviez dans une cité-puits ordinaire, où la population se montait à cinquante mille habitants. Exact ? »