« La Cour désire que vous rentriez en possession de ce qui reste de votre… appareil. Pour l’aider à cataloguer votre fantasme, je présume. »
La longue carcasse éventrée de Curedent était vide. Les trois cylindres se promenaient en vrac dans le linge blanc et doux qui avait servi à l’emballage. La douleur se peignit sur le visage de Moïse devant ce spectacle. Quant Josephson fut parti, il prit la dépouille de Curedent et la porta à son oreille. Rien. Les cylindres ! D’étranges lueurs jouaient sur celui qui avait l’air d’un quartz, y allumant les couleurs de l’arc en ciel. Il s’en saisit et le remit à l’intérieur de Curedent, près de l’optique. C’était de là qu’étaient partis le faisceau de radiations visibles, ainsi que les étincelles. Il agissait donc logiquement. Au toucher, le cylindre blanc semblait de bois. Il le plaça au milieu. Le noir paraissait collé à la table. Il tira très fort. Le cylindre ne bougea pas. Il tira plus doucement, et le cylindre s’écarta lentement de la table, avec une certaine résistance. Il ne pesait pas lourd, mais il possédait une forte inertie. Moïse jeta un regard détaché aux nombreux senseurs dont sa cellule était garnie.
« Pauvre Curedent ! dit-il, avec une émotion outrée. T’ont-ils fait du mal ? »
Il déchira le tissu de l’emballage, en fit de longues bandes dont il pansa Curedent. Il les noua très serré, pour refermer l’ouverture longitudinale. Mais l’incision se rouvrit lentement, tendant le tissu fragile. Moïse gémit, inversa la position des cylindres, le noir au milieu. L’ouverture resta béante.
« Parle-moi, Curedent ! » hurla-t-il.
Moïse s’effondra sur sa couchette. Il envisagea en un éclair les faibles possibilités qui s’offraient à lui : s’apitoyer sur son sort, ou tenter une attaque désespérée contre sa cybergeôle. Demain serait peut-être bien son dernier jour sur cette planète, du moins en tant qu’être animé.
Soudain, une vision inattendue vint rompre le cours de ses pensées. L’enveloppe de Curedent se refermait. Le bandage se relâcha. Le petit cyber était-il revenu à la vie ? Il se redressa et, avec précaution, avança la main vers l’appareil, sans perdre de vue les senseurs braqués sur lui.
Dans une pièce éloignée, Josephson était assis devant les multiples écrans de contrôle de la Cour : lecteurs optiques, sonores et graphiques. Tous étaient centrés sur Moïse et ses réactions physiologiques.
« Avez-vous découvert quelque chose de compromettant ?
— Non, répondit le cybermagistrat. Il s’est contenté de panser son « ami ». Il le prend à présent dans son lit. On dirait maintenant qu’il l’embrasse… état hallucinatoire, sans aucun doute.
— Et les autres suspects ?
— La culpabilité de William Overstreet est établie par les tracés bio-électriques, mais démentie par les faits. Quant à l’Assistante de Dundas, son cas n’a pas encore été éclairci. Peut-être que demain, à l’audience… »
Josephson étudiait les indications portées sur les senseurs.
« Qu’arrive-t-il à Moïse ? Regardez cet influx d’adrénaline !
— Il est toujours en train d’embrasser et d’étreindre son appareil, dit la Cour. Tout cela est contradictoire. Et je détecte un faible champ magnétique autour de son lit. Peut-être cet engin est-il muni d’une batterie, ou quelque chose de ce genre ? »
Josephson haussa les épaules. « Nos techs n’ont trouvé aucune trace de circuits quelconques. Je ne puis imaginer que la présence d’une batterie leur ait échappé. Mais, après tout, c’est possible. »
Etendu sur sa couche, Curedent sur l’oreiller auprès de lui, Moïse avait retrouvé son calme. Il fixait le mur nu et essayait de contrôler son excitation. En touchant des dents l’enveloppe du cyber, il entendait des sons ; par conduction osseuse, le murmure inaudible parvenait jusqu’à son huitième nerf cervical. Curedent était vivant.
« Moïse. En me charcutant, on a endommagé ma mémoire. Je ne me suis pas défendu, car je préfère perdre la vie que dévoiler mon identité. La Grande S.T. doit ignorer mon existence. Si nécessaire, je me détruirai plutôt que de leur révéler que je suis un classe six. La Cour est un classe six, mais ses circuits sont très primitifs. La technologie a régressé, en accord avec l’évolution rétrograde de votre espèce… couic ! »
Moïse attendit que Curedent lui parle à nouveau. Comment pourrait-il s’évader sans le pouvoir de Curedent ? Son cœur s’affolait. Pourquoi se taisait-il ? En voyant les tracés désordonnés des courbes bio-électriques, Josephson et la Cour restèrent confondus.
En dépit de la tension nerveuse, Moïse parvint à dormir. Les longues journées à bord du cyberbateau et sa fuite effrénée dans les couloirs du métro ne lui avaient guère permis de prendre du repos. Un peu avant l’aube, il sentit vibrer contre sa main l’enveloppe de Curedent. Il s’éveilla et toucha le cyber de ses dents.
« Tu es désormais le mage de Port Dundas, venu vers le nord pour libérer ceux de ton peuple de leur existence végétative. Tu as guéri leurs maux, tu les as sauvés de la mort. Je suis ton domestique. Tu vas mettre une robe et me tenir la main. Nous guiderons ton peuple jusqu’Au-Dehors. »
Moïse était encore à demi endormi. Curedent répéta ses instructions jusqu’à ce que le cortex de Moïse les accepte comme un fait acquis. Cela fut d’autant plus facile qu’il avait pu être témoin de la mort et de la résurrection de Curedent. Il était aisé de jouer le rôle d’un prophète lorsqu’on avait en sa possession un pareil cyber.
Moïse se leva, les yeux agrandis, mit en pièces ses draps, dont il se fit une robe flottante. Tout en brandissant Curedent, il se mit à hurler : « Où sont mes enfants ? Où sont mes disciples ? Amenez-les à moi. »
La séance s’ouvrit dans la salle d’audience. La Cour donna le chiffre des décès et présenta sa reconstitution du massacre. Un adepte de la réincarnation, qui pratiquait la nécromancie, vint, tout vibrant d’émotion, parler des milliers d’âmes en peine chassées de Dundas par la fournaise.
La Cour écouta poliment sa tirade sur les âmes suppliciées ; le spirite décrivit avec brio la projection dans l’au-delà de ces esprits : un quart de million, le surpeuplement jusque dans la mort.
« Le dernier voyage devrait s’effectuer dans la sérénité, dans un semblant de solitude, et non dans le désordre indigne de la multitude, conclut le nécromancien.
— Gardez ces arguments pour le mégajury, observa la Cour. Dans le cas qui nous occupe, je suis seul juge. J’ai déjà accepté que l’accusé plaide la folie. La sentence est donc prévisible, et cette audience n’est que routine. Témoin suivant.
— Je suis votre serviteur, fit le spirite en s’inclinant. J’ai fait cette déposition au nom de tous mes élèves. Nous sommes sensibles aux souffrances des âmes qui nous entourent. Moïse, le prisonnier, a fait preuve d’une indifférence flagrante vis-à-vis des âmes de Dundas. On ne devrait pas lui permettre d’invoquer la folie. On ne devrait pas lui permettre d’occuper un cercueil à Dundas, car ce serait lui faire tirer profit de son crime, et prendre la place d’une de ses victimes. »
La Cour sentit une vague d’approbation monter du public, dans le monde entier. La sécurité dans les Cliniques de Suspension préoccupait fort les citoyens : refroidis, ils dépendaient encore plus de la Grande S.T. qu’animés. Quand on reposait dans les cryocercueils, on n’était pas à l’abri des dommages causés par la vermine ou par les éléments. Et l’acte de Moïse avait affaibli leur foi dans le système de sécurité.
« Exact, dit la Cour. Je ne puis permettre à un meurtrier de bénéficier de sa victime. La loi est claire sur ce point. Une place en suspension, rendue vacante par un meurtre, ne peut être attribuée à l’assassin. La séance est suspendue. »