« Beaucoup ? questionna la Cour. Combien ? »
Le Cancérologue tordit nerveusement sa baguette de démonstration. Un large écran s’alluma à côté de lui. Il regarda les chiffres. Ils étaient en augmentation constante, cependant que les équipes de médecins poursuivaient leur travail dans les grottes.
« Près d’un quart de million, pour le moment. »
Durant le brouhaha qui s’ensuivit, la Cour contacta directement Dundas, qui confirma cette déclaration.
« La Cour serait intéressée par une explication scientifique », commanda le cybermagistrat.
Le Cancérologue s’éclaircit la gorge.
« Bien entendu, nous ne pouvons jamais être sûrs que chaque cellule cancéreuse a été détruite, mais notre équipement est très efficace dans la détection des amas tumoraux. Ce que vous voyez sur l’écran est un membranogramme ; ici, tout est normal. Les couleurs indiquent les niveaux d’activité métabolique, ou la chaleur de la membrane cellulaire. Les tissus actifs sont plus chauds : remarquez le rouge vif du cœur, le vermillon des intestins et des muscles du squelette, le rose du foie et des reins, le jaune du cerveau, et le noir des os et de la graisse. Un autre membranogramme, normal… et encore un autre. Notez la similarité. Homogénéité des couleurs. Etincelles produites par les contractions musculaires. Voici à présent un patient atteint d’un cancer. L’étude de la membrane révèle la présence d’un nodule chaud grossier. Il s’agit d’une tumeur pulmonaire. Les cellules cancéreuses sont plus actives, plus chaudes ; le régime métabolique est plus élevé. Les tumeurs consomment plus d’oxygène et de calories. L’image suivante nous montre le même patient, neuf mois plus tard. La tumeur est plus grosse, noire en son centre ; les tissus sont morts, gangrenés-nécrosés, comme nous disons. Remarquez les petits grains qui se répandent par les canaux lymphatiques : c’est la métastase, ou le déplacement de la maladie vers le foie, le cerveau et les autres organes. L’organisme se défend plus faiblement, et l’extension de la tumeur s’accélère. Après les habituelles tentatives de palliation de la maladie par les antimitotiques, nous essayons de mettre le patient en suspension tant qu’il lui reste un peu de vie. Dundas abritait de nombreux malades dans le même cas. »
Le Cancérologue marqua un temps. On put ainsi suivre à nouveau la croissance et la propagation de la tumeur. La nécrose apparut pour la seconde fois.
« Moïse Eppendorff a guéri quelques-uns de ces cas ? interrogea la Cour.
— Apparemment, dit le Cancérologue. Cette étude a été faite sur un de nos patients souffrant de carcinome bronchique. Il présentait une métastase cérébrale. Un cas désespéré. Voici à présent un membranogramme pris ce jour même. Aucune zone active. Aucune tumeur, d’après nos examens. »
La Grande S.T. fut sensible au sursaut de stupéfaction des citoyens qui assistaient à la scène. « Il les a donc guéris ?
— On peut le présumer. »
Des masses de Néchiffes en effervescence s’exclamaient : « Un miracle ! Un nouveau prophète est apparu à Dundas. Libérez Eppendorff ! Libérez Eppendorff ! »
Les scrutateurs de la cybercité enregistrèrent cette agitation.
« La Cour attend toujours une explication scientifique de ces faits.
— C’est ce qu’on peut appeler la pyrothérapie, expliqua le Cancérologue. La chaleur a entraîné l’augmentation du taux métabolique. Les tissus tumoraux ont déjà des enzymes respiratoires plus actifs. Ils sont plus vulnérables à la chaleur, ce sont les mitochondries qui se consument les premières. Cela est connu depuis des siècles avant Olga. Les Anciens utilisaient des bains chauds pour soigner les tumeurs pelviennes, et la fébrithérapie pour toutes sortes de néoplasmes. C’est un traitement risqué : voyez le taux de mortalité observé dans l’affaire Eppendorff. On a toujours obtenu à peu près les mêmes résultats : un tiers de guérisons, un tiers de décès, un tiers sans changement. C’est ce taux élevé de mortalité qui nous a fait renoncer à la pyrothérapie comme méthode courante. Nous préférons avoir recours à la suspension, en attendant de disposer d’une thérapeutique plus sûre. »
La Cour rumina sur ces données. Un tiers de décès, un tiers de guérisons. En net, plus de places vacantes, et un supplément de protéines. Les chiffres s’équilibraient. Le mégajury déclara l’innocence de Moïse et de Willie le Simple. Partout sur la planète, les dévots révisèrent leurs croyances. Et le nom d’Eppendorff s’inscrivit dans la Bible S.T.
Mais un nouveau problème se posait à la Cour : que faire de ce quart de million d’êtres, dont la plupart étaient des cinq-orteils ? Beaucoup étaient vieux et faibles. Ils parlaient tous des dialectes différents, qui n’avaient plus cours. Aucun ne survivrait longtemps, avec la densité démographique actuelle, même si on pouvait leur fournir logements et calories ; mais on ne le pouvait pas. Déjà, on jetait les nouveau-nés en surnombre au vide-ordures, dans les cités-puits, avec un pourcentage de près de cent suppressions pour cent naissances. On ne pouvait incorporer un citoyen de plus sans en priver un autre de ses allocations logement-calories. Moïse observait l’écran ; des milliers de patients nouvellement éveillés grouillaient dans les grottes de Dundas, attendant les bateaux qui devaient les emmener sur le continent. Des cinq-orteils affaiblis par l’âge, qui allaient découvrir la fourmilière et la Grande S.T. Leur avait-il vraiment rendu service en les ranimant ?
« Où sont mes enfants ? Laissez-moi les guider hors d’ici ! hurla Moïse.
— Dehors ? murmura la Cour.
— Je les ai ranimés. Laissez-moi prendre soin d’eux. Le ciel est avec nous. Nous n’avons pas besoin de l’aide de la fourmilière. »
La Grande S.T. fut à nouveau ébranlée. Dans leurs petits habitacles, les Néchiffes poussèrent des vivats. Les chasseurs s’inquiétèrent. Des tempêtes magnétiques ramenèrent les vaisseaux de Chasse au bercail.
Hugh Konte était emmené avec les autres patients par des rangées parallèles de gardes qui les bousculaient. Il avançait stoïquement, en silence. Son Edna n’était plus à ses côtés. Il n’avait que peu de souvenirs des années précédant sa suspension, et il ne se rappelait plus très bien quand il l’avait perdue. Mais il se souvenait de sa jeunesse, de son ardeur… de son amour. Il se frotta le cou. Le nodule dur avait disparu, comme les autres symptômes de sa maladie au stade final : la peau jaune, les selles rouges et la bulle compacte qui grossissait dans son ventre. Son cancer s’était évanoui. Il n’en subsistait plus que des démangeaisons dans les zones plus tendres, où les fibroplastes proliféraient pour remplacer les tissus nécrosés.
Le monde avait changé pendant son sommeil. Il ne comprenait pas le pourquoi de ces gardes armés de bâtons, et il n’aimait pas être ainsi poussé, sans aucune explication. Il compta les gardes, attendant son heure.
Le jeune Val, au Contrôle des chasses, suivait l’affaire de Dundas. Le gros Walter s’essoufflait sur son pupitre, en annotant sa Bible S.T. Des catamarans fendaient vigoureusement les eaux grises et glacées au nord du golfe de Baffin, transportant les patients vers les terres plates et gelées du continent. Là, ils s’entassaient entre les dômes à plancton embués, déguenillés, désorientés, éperdus.
« Ils sont bien un million ! » s’exclama Val, passant d’une chaîne à l’autre pour avoir des images différentes du troupeau de fugitifs. La Grande S.T. les envoyait Dehors.
Walter jeta à Val un regard angoissé.
« Je reconnais là la main d’Olga.
— Oh ! sois donc sérieux ! Ce n’est qu’une bande d’inadaptés, d’infirmes qu’on jette Dehors pour qu’ils y meurent. Regarde ces airs hébétés, ces cannes et ces béquilles. Ils sont à des centaines de kilomètres des plus proches jardins découverts, et les chasseurs les y attendront. Rien de bon ne peut sortir de tout ça !