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— Mais Eppendorff était notre technicien du Conduit. Comme le Bricoleur, il venait de notre cité-puits. Tu te souviens du mal que nous avons eu à poursuivre le Bricoleur ? Les trois cadavres-leurres ? La mache renégate ? Quelque chose le protégeait. Et voilà que Moïse n’a qu’à agiter son bâton pour que nos engins de Chasse et les transmetteurs se déglinguent.

— Eh bien, ce n’est pas un miracle, fit Val, méprisant. Les protubérances solaires détraquent les systèmes E.M. Vénus entre dans le signe du soleil, les Gémeaux et les sorciers broncos peuvent prévoir les variations des rayonnements solaires. C’est tout. Quand les parasites électromag se seront dissipés, les chasseurs anéantiront tout ce monde-là.

— Mais ce sont des malades ! objecta Walter. Il y a un millier d’années, c’étaient de Bons Citoyens, puisqu’ils ont mérité la suspension.

— Ce sont des cinq-orteils, dit Val en haussant les épaules, tout en tripotant une flèche. Et maintenant ils sont Dehors. Pour moi, ce sont des Broncos. »

Cette dureté choqua le vieux Walter.

« Mais toi, tu n’irais pas les chasser, n’est-ce pas ?

— Pas la peine, dit Val en souriant. Ils sont à plus de quatre mille kilomètres d’ici. Regarde leur démarche vacillante. Ils n’atteindront jamais le Pays-toujours-vert. »

Walter, attristé, revint à sa Bible S.T. Si Olga était de retour, pourquoi chacun ne se réjouissait-il pas ? Pourquoi cette confusion ? Pourquoi ce doute ?

Irrité par cette sentimentalité, Val fonça au Garage du C.C. et sortit Chien Volant IV ; il prit les commandes manuelles. Les senseurs fonctionnaient mal, sous l’effet des protubérances solaires ; l’écran ne montrait qu’une sorte de kaléidoscope coloré, qui n’avait aucun sens. Val vérifia de visu l’état des récoltes, ne remarqua rien d’anormal parmi les arbres couverts de treilles touffues et les champs drus à triple récolte. Au bout de plusieurs heures de vol, il était moins tendu. Chien Volant le ramena chez lui.

Les patients marchaient en file vers le sud, dans la brume glaciale. Il y en avait dont les cheveux étaient blancs, et d’autres qui étaient chauves. Il y en avait de jeunes, et d’autres plus âgés. Il y en avait qui boitaient, et d’autres qui présentaient des plaies vives à la place de leurs anciennes tumeurs épithéliales. Ils formaient une masse mouvante, large d’un kilomètre et demi et longue d’environ six kilomètres ; une masse qui se resserrait la nuit, pour avoir plus chaud, et s’étalait dans la journée, chacun cherchant sa pitance sur le sol gelé. Un glacier en mouvement, un glacier qui aurait été composé de cinq-orteils.

Hugh Konte se fraya un passage dans ce troupeau pour rejoindre ceux, plus jeunes et plus vigoureux, qui marchaient en tête. Hugh chercha celui qui les guidait. Un ectomorphe efflanqué arriva en courant, prit la tête, hésita, puis fut absorbé par la foule. Un solide gaillard fit le fort en gueule, jusqu’au moment où il s’aperçut qu’on se mettait à le suivre. Hugh contempla un millier de visages, et n’y lut que de l’indécision. Le solide gaillard se tenait coi, à présent. L’ectomorphe courait de droite et de gauche, jouant à l’explorateur. Personne ne dirigeait la marche. On se contentait de suivre, descendant toujours vers le sud.

Moïse et Willie détenaient une carte, où était indiqué le chemin qu’ils devaient emprunter pour être en sûreté, un couloir fraîchement moissonné où, bien sûr, il n’y avait rien à se mettre sous la dent. Par les bons soins de la Cour, on avait placé dans des caches, le long de la route, des barres de protéines : les deux cent cinquante mille patients décédés. La carte se terminait là où finissait le pouvoir juridictionnel de la Cour : au 50e parallèle.

Le soir, Moïse grimpa sur un chapeau de puits et se fit connaître comme celui qui les avait guéris. Il leur ordonna de rester ensemble, et fit preuve de son autorité en allumant une aurore boréale. Curedent produisit des étincelles comme par prodige. Et la perspective des caches à protéines rallia les sceptiques.

Au cours de la journée, Moïse et plusieurs autres passaient au crible le sol qu’ils foulaient, dans l’espoir de trouver des miettes négligées par les Moissonneuses. Ils ne découvrirent que des fragments de lignine et de cellulose, qui devaient servir de paillis. Certains morceaux étaient mangeables, car ils étaient imprégnés du jus d’une plante, mais la plupart étaient moisis. Ils en firent provision afin d’alimenter les feux de camp au soir tombé. Ces petits feux, allumés par Curedent, étaient autant de repères indiquant la fragmentation de cette masse humaine en petits groupes.

Moïse était assis, au centre d’un cercle de visages poussiéreux, auprès d’un tas de braises rougeoyantes, dont la lumière se reflétait dans les yeux. Les étoiles scintillaient au-dessus d’eux.

« Voulez-vous un peu de combustible ? » demanda Hugh Konte, émergeant de l’ombre.

Il tendit à Moïse une poignée de racines moisies.

« Trouvez un endroit confortable et asseyez-vous. »

Il posa les racines sur les braises, et ils observèrent le jeu des étincelles blanches qui les parcouraient à mesure que le mycélium sec s’enflammait. Bientôt, les racines brûlèrent d’une flamme jaune et régulière. Moïse fit un sermon sur les dures réalités de la vie au-Dehors.

« Je suis heureux d’être en vie, bien sûr, dit Hugh. Mais ne croyez-vous pas que nous devrions éclater en petits groupes afin d’explorer une plus vaste étendue ?

— La Cour ne le veut pas. Les protéines devraient nous permettre de tenir jusqu’au 50e parallèle. Si nous sortons de ce couloir, on recourra à l’Agrimousse ; nous ne pourrons plus dormir au sec, et nous n’aurons plus droit aux protéines. Il ne faut pas aller contre la Cour. »

Hugh se releva et scruta l’horizon. Ils étaient environnés par des rangées de chapeaux de puits, à l’infini. Derrière lui, au nord, la multitude endormie auprès de feux mourants. Au sud, les ténèbres.

« Nous devrons bien finir par nous diviser. La description que vous nous faites des Egotiens n’est guère encourageante : les outils de pierre, la fuite devant les chasseurs, et Dieu sait quoi en guise de nourriture… Mais ça vaut encore beaucoup mieux que la suspension. C’est drôle… quand on m’a suspendu, j’étais à la tête d’un assez grand complexe industriel, mon empire personnel. Et maintenant ? » Il enfonça ses mains profondément dans ses poches vides. « Oui, les choses ont bien changé en un millier d’années. »

Il se blottit près des braises en train de refroidir et s’endormit à même le sol.

Des Agrimaches cultivaient la terre de chaque côté de leur couloir de sortie. La vue de tous ces fruits défendus faisait saliver les fugitifs. Poussés par la tentation, certains s’aventuraient jusque dans les jardins. Moïse répéta les injonctions de la Cour, mais, dans le glacier humain, on se passa le mot. Des vaisseaux de Chasse firent leur apparition.

Le bruit qu’on trouverait de la nourriture au-delà de la frontière du 50e parallèle causa une accélération de l’allure générale. Moïse et Hugh se postèrent sur le flanc droit de la foule et la regardèrent s’écouler. À l’arrière, les traînards formaient une troupe innombrable. Beaucoup marchaient avec des cannes et des béquilles. Les éclopés boitaient de plus en plus, à cause du sol meuble et de l’allure acharnée. À la tombée de la nuit, le gros de la troupe eut le temps de dresser le campement, de manger et de s’endormir pendant que les attardés rattrapaient l’écart.