« Un grand nombre d’entre eux ne s’en sortiront pas, dit doucement Moïse. J’ai vu des chevilles enflées qui, j’en suis certain, seront incapables de couvrir les cinquante kilomètres de l’étape de demain. Et nous devrons tenir cette cadence pendant près d’un mois pour atteindre la frontière dans le temps imparti. »
Hugh hocha la tête. Au loin, on voyait de petits groupes d’infirmes qui avaient renoncé. Ils se serraient les uns contre les autres dans l’obscurité, à des kilomètres de là. Pendant qu’ils étaient suspendus, ils avaient perdu toute attache familiale ou amicale, et étaient incapables de former de nouveaux liens au cours de cet exode précipité. À présent, ils s’étaient arbitrairement rassemblés par catégories d’infirmité, de sorte que nul ne pouvait aider son voisin.
« Je sais que la Grande S.T. ne veut pas se charger de notre subsistance… mais elle ne va sûrement pas laisser les traînards mourir de faim comme ça. »
Moïse, qui avait vécu assez longtemps Dehors pour savoir à quoi s’en tenir, eut un hochement de tête.
« On ne meurt plus jamais de faim, maintenant. »
Le ton menaçant de sa voix ne plut pas à Hugh.
Avant l’aube, le gros de la troupe des pèlerins fut éveillé par des cris lointains. Des milliers de têtes se soulevèrent brusquement de la terre qui leur servait d’oreiller. Des yeux effrayés s’efforcèrent de fouiller la pénombre en direction de la route parcourue la veille. On ajouta en hâte le reste de combustible aux feux maigres. Le silence retomba. Puis de nouveaux cris s’élevèrent d’un endroit différent. Ils se poursuivirent, se rapprochèrent lentement, mélange de sanglots et de gémissements.
Un homme à la forte carrure sortit de l’ombre en boitillant, tenant dans ses bras un vieillard squelettique. C’était de cette petite forme frêle que provenaient ces bruits. Le costaud s’effondra avec son fardeau auprès d’un feu. Quelque chose d’humide brilla à la lueur des flammes : du sang.
« Une espèce de déséquilibré a tiré une flèche sur Ed », se lamenta le gigantesque acromégalique.
Moïse se pencha. La flèche avait traversé la cuisse gauche. Il déchira la jambe du pantalon et tenta d’enrayer l’hémorragie tandis que le géant répétait inlassablement son récit.
« … et pendant qu’Ed criait, ce… détraqué est arrivé avec son arc. Il a sorti ce petit couteau et a essayé de lui couper… Avec Ed qui criait, et tout ce sang, je crois bien que j’ai perdu la tête et que je l’ai tué. J’ai enfoncé sa sale gueule dans la poussière, et appuyé… appuyé… »
Le géant paraissait tellement secoué par sa propre brutalité que Moïse déduisit qu’il avait toujours été un homme très doux. Sa tête énorme, ses mains et ses pieds démesurés, caractéristiques de l’acromégalie, lui donnaient une apparence impressionnante, mais, d’une certaine façon, il était sans défense. Ses articulations étaient fortes mais dépourvues de puissance tant elles étaient engourdies par l’arthrite ; et cela l’avait empêché de se maintenir dans le peloton de tête.
Un peu plus tard, le blessé s’endormit, anémique et faible.
« Des chasseurs. » Moïse tendit à Hugh Konte la flèche ensanglantée. « Je m’étais demandé si l’arrêt de la Cour nous garantissait une certaine immunité. Ce petit épisode lève tous les doutes. Du moment que nous sommes Dehors, nous sommes du gibier de bonne prise. »
Des voix s’élevèrent autour des feux de camp.
« Qu’allons-nous faire ?
— Nous battre !
— Avec quoi ? De la terre ?
— L’acromégalique en a bien tué un, à mains nues, et c’est un infirme. Ils ne doivent pas être si terribles, dit Hugh, et, pour ce qui est des armes, nous avons déjà ça. » Il brandit la flèche. « Retournons en arrière chercher l’arc. »
Le cadavre froid du chasseur gisait sur les lieux de l’attaque, la tête enfouie dans la terre meuble. Moïse écrasa sous son talon le détecteur de Broncos qu’il portait au poignet cependant que Hugh Konte récupérait l’arc, le couteau et la trousse pleine de calories de base. Il y avait déjà un trophée dans le sac du chasseur. L’Agrimousse recouvrait déjà les lieux quand ils s’éloignèrent. Ils pataugèrent pendant un kilomètre dans la mousse épaisse jusqu’à la taille. Leur couloir était toujours sec.
Le jour suivant, le glacier humain se déplaça plus lentement, pour laisser le moins possible de monde derrière lui. Parfois un chasseur tombait sur ce troupeau et se plaçait à portée d’arc, pour décocher d’une main tremblante une volée de flèches. Les victimes anonymes criaient et essayaient de ligaturer les parties atteintes. Le chasseur attendait, son couteau à trophée à la main, que la foule ait avancé, abandonnant les morts et les agonisants dans son sillage. Moïse, Hugh et quelques-uns des plus combatifs essayaient d’intercepter les chasseurs, mais six kilomètres carrés de populace, -c’était beaucoup trop pour une surveillance efficace. Au coucher du soleil, ils avaient en leur possession trois arcs de plus, et une douzaine de flèches, mais vingt des leurs étaient morts.
« Impossible de s’en sortir dans ces conditions, constata Hugh. Voyons ce qu’on peut tirer de ce qui nous entoure. Il va nous falloir des armes et de la nourriture. Que se passerait-il si nous réquisitionnions une ou deux de ces grosses machines qui viennent travailler la terre dans la journée ? »
Moïse jeta un regard à Curedent. Le cyber entouré de bandages dit en grinçant :
« Avec les parasites E.M., ça doit être possible. Couic !… Arrachez l’antenne, et vous mettrez un classe dix en possession de contrôle vocal. La couleur-code des neuro-circuits est un jaune myéline. Vous ne risquez rien d’essayer. Les machines ne feraient pas délibérément du mal à un être humain… Couic ! »
Josephson était terrifié. Lui et la Cour subissaient en silence le blâme, qui émanait du Classe Un en personne. Partout sur le globe, les Broncos migrateurs mettaient les chasseurs à rude épreuve. Et voilà que la Cour et son opérateur, Josephson, avaient pris la responsabilité de répandre un nombre considérable de cinq-orteils supplémentaires sur la surface terrestre. Des piétineurs de récoltes, des déserteurs, qui en plus se reproduisaient.
« Mais monsieur, pleurnicha Josephson, nous avons demandé l’autorisation par la voie réglementaire. Les parasites E.M. ont dû… »
La Cour l’interrompit : « Il y a effectivement eu une réponse, et une réponse approbative. J’ai l’enregistrement quelque part.
— Une réponse, et qui plus est approbative, de ma part ? » s’insurgea le C.U.
Le tout-puissant Classe Un n’était pas une entité individuelle ; c’étaient les circuits combinés de millions de cités qui lui conféraient une identité et son autorité. Ame collective de la fourmilière, réseau des nerfs inorganiques de la Grande S.T., il était néanmoins doté d’un égo qui lui était propre.
« Voilà ce que vous avez répondu, dit la Cour !
— Un poème ? s’exclama le C.U., une note d’incrédulité dans la voix.
— Une épitaphe, corrigea la Cour.
— Alors, faites en sorte que ce soit une épitaphe pour de bon ! ordonna le C.U. Je n’ai jamais donné une telle autorisation ! Personne n’a le droit d’aller dans les jardins ! »