Brusquement, la paroi s’ouvrit derrière eux. Deux des hommes s’affalèrent à l’intérieur. Le troisième resta planté, bouche bée, et reçut une salve de flèches en pleine poitrine. Derrière lui, des Broncos blessés poussèrent des hurlements. Il ne pouvait plus respirer. Il baissa les yeux sur le faisceau de traits empennés qui dépassaient de son torse ; il sut qu’il allait mourir. Mais un guerrier ne meurt pas ainsi ; il entraîne ses ennemis avec lui ! Il marcha avec peine jusque dans le Garage, avant que la Porte ne se soit refermée. Pendant trois minutes et demie, son épaule et son bras droits furent animés d’une vie autonome. L’épée flambant neuve résonnait contre les côtes et les crânes des Néchiffes. L’eau de rose qui leur servait de sang se répandit à flots sur le sol du Garage. D’autres flèches transpercèrent son corps, touchant les poumons et l’abdomen. Aucune ne pénétra son crâne épais. Une anoxie cérébrale eut finalement raison de lui.
Le Bricoleur arriva sur les lieux avec six hommes munis d’épées. Il s’arrêta pour couper la pointe d’une flèche afin que la vieille femme qu’elle avait frappée puisse ôter le trait et bander sa jambe. Un tout petit poulain agonisait dans les convulsions, cloué sur le sein déjà froid de sa mère.
« Des flèches. Bon sang ! où sont passés les trois hommes que j’avais placés à la garde ?
— À l’intérieur, gémit un blessé.
— Apportez quelque chose pour enfoncer la Porte ! » cria le Bricoleur. Il appuya l’oreille contre la paroi. Rien. Elle était trop épaisse. « Dépêchez-vous ! » Il martela la Porte de la garde de son épée.
Quatre solides Broncos s’avancèrent munis de lourdes pierres. D’une manière inattendue, la Porte s’ouvrit. Tous se plaquèrent au sol. Pas de flèches. L’intérieur du Garage ressemblait à un abattoir. Deux Broncos transformés en pelotes à épingles gisaient à terre. Autour d’eux, plus de trente chasseurs, plus ou moins en pièces. Un troisième Bronco était appuyé contre les commandes manuelles de la Porte. Il avait reçu cinq flèches. Il sourit à la vue des siens et s’affaissa.
Le Bricoleur se précipita vers lui.
« Contrôlez la spirale ! » commanda-t-il à ses hommes.
Les deux guerriers criblés de flèches étaient morts. Le troisième souriait, malgré l’affaiblissement causé par la perte de sang. Son pouls était rapide et ténu. Les flèches étaient toutes plantées dans les muscles et les cartilages de ses épaules, son cou et son visage. Le Bricoleur se hâta d’enlever les flèches pendant que le flux d’adrénaline empêchait l’homme de souffrir.
Le garde de la Sûreté se plaqua contre le boyau tandis que les chasseurs se ruaient hors du métro et grimpaient la spirale à toute vitesse. Un Néchiffe les regarda passer.
« Ils sont armés, à l’intérieur de la cité ? interro-gea-t-il.
— Ils vont combattre des Broncos dans les jardins, expliqua le garde.
— Mais les armes, les armes tranchantes, ne sont pas autorisées dans la fourmilière ?
— Le Comité des Objets Tranchants a été consulté. Rentrez dans votre habitacle. Vous ne devez pas obstruer le passage. »
Plus tard, quand les troupes furent montées, le Néchiffe sortit sur la spirale, ainsi que ses voisins apathiques. La bataille n’excitait que modérément leur curiosité. À deux volutes plus haut dans le puits, un combat se livrait. C’était à plus de cent mètres de distance, mais ils purent distinguer des flèches qui volaient et de courtes épées qui hachaient l’air. Un Bronco hirsute, violacé sous la faible lumière, descendit en courant la spirale. Il enfonça son épée dans la bedaine blanche d’un chasseur rondouillet et poursuivit son chemin, tête baissée. La spirale était encombrée de citoyens hébétés, indifférents à cette effusion de sang. Ils avaient vu les hommes de la Sûreté pousser vers le vide-ordures plus d’un petit enfant pleurant et se débattant. Le spectacle d’un chasseur aux prises avec un Bronco offrait peu d’intérêt à leurs yeux ; bientôt, ils s’en lassèrent et retournèrent chacun à leurs menus travaux : courses au distributeur, préparation de la fusion, toilette dans le rafraîchisseur.
Des six manieurs d’épées du début, trois seulement parvinrent à la base du puits. Les cent chasseurs gisaient sans vie. Les trois autres hommes, blessés, regagnèrent le chapeau du puits pour se faire soigner. On dépêcha des lanciers dans la spirale pour prêter main-forte aux porteurs d’épées.
« Cette cité est conquise », dit fièrement le guerrier dont le Bricoleur arrangeait l’oreille déchiquetée. Il fallut mettre une attelle à un cubitus fracturé. Mais ce n’était que le bras gauche. Avec un bon pansement, il pourrait retourner au combat dès le lendemain ; le volumineux bandage lui servirait de bouclier.
« Du bon travail, fit le Bricoleur. Au moins, nous tenons un chapeau de puits. Nous pourrons dormir en paix cette nuit.
— Rappelle tes hommes, dit le Sage.
— Quoi ? Nous venons juste de nettoyer ce nid de rats, et tu veux qu’on le leur rende ?
— Tous les Disciples d’Olga doivent être réunis auprès du Fleuve ce soir. Les signes sont favorables. »
Le Bricoleur leva un doigt et ouvrit la bouche pour discuter, mais il vit qu’autour de lui les Broncos, avec un religieux respect, s’empressaient d’obéir. Il se tint coi. Les porteurs d’épée se retirèrent de la base du puits.
« Rendre la cité… » marmotta le Bricoleur. Il retourna à sa forge. Les pouliches avaient cousu des peaux pour fabriquer de nouveaux soufflets, et ramassé du bois dans les vergers. Le Bricoleur donna des instructions. On construisit dix forges de plus. De vigoureux Broncos maniaient les marteaux de pierre et trempaient le métal. Le nombre des épées s’accrut.
Le Bricoleur surveillait la lame incandescente sur les braises orangées.
« Encore en train de faire des dents ? » interrogea une voix familière.
Le Bricoleur se retourna et vit un vieillard noueux au sourire narquois : le vieux Moon. À son côté, un chien à trois pattes : Dan aux crocs d’or. Leur corps portaient des cicatrices supplémentaires, mais, à part cela, ils n’avaient guère changé depuis l’époque du mont Table.
« Moon… Dan… » dit le Bricoleur en agitant l’épée chauffée à blanc. Il la trempa dans un pot rempli d’eau. Une vapeur s’éleva. Il se dirigea vers ses vieux amis.
« Encore en train de faire des dents ? » répéta Moon.
Le Bricoleur acquiesça. « Et pour toute une armée, cette fois. »
Moon jeta un regard à la ronde, en se frottant les mains avec ardeur.
« Alors, vous vous êtes enfin décidés à rendre les coups à la Grande S.T. ? Vous avez pris un bon départ, à ce qu’on dirait, fit Moon en lorgnant les Portes démantelées du chapeau de puits. Vous avez besoin de bons soldats ? »
Dan détecta la fougue guerrière dans la voix de son maître. L’animal renifla les alentours, l’oreille basse, mais ne vit aucun danger.
Le Bricoleur regarda Moon ; ce n’était pas un soldat, rien qu’un vieil homme, un très vieil homme accompagné d’un chien.
« Bien sûr, Moon, dit-il en souriant. Tu peux nous être utile. Viens, allons rejoindre Mu Ren. Nous bavarderons en mangeant. » Il ne parla pas de repos ; cela aurait vexé Moon : quoi, parce qu’il avait parcouru trois mille kilomètres… ?
Le brouet était pauvre, le bébé affamé. Moon remarqua tout cela.
« Tenez, ajoutez ça à la soupe. De petites provisions de bouche. Ça provient d’un chasseur qui m’avait pris pour une proie facile. »
Il laissa tomber dans le breuvage quelques morceaux de viande brune et filandreuse. La soupe prit aussitôt une teinte plus foncée et ressembla davantage à une vraie nourriture. Junior cessa de réclamer après en avoir ingurgité deux bols.