Val fronça les sourcils. « Mais le nouveau lac peut être considéré comme une catastrophe.
— Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’un cratère causé par un météore.
— Ah ?
— Pas de tectites. Pas de ferro-nickels. Il s’agirait plutôt d’une explosion provoquée par mégaclossons, à mon avis.
— Des mégaclossons ? Mais rien sur Terre ne peut… » commença Val. Il s’assit et réfléchit. Une intelligence bienveillante… cela confirmait une hypothèse qu’il se refusait à admettre. Il remercia Don, prit les dossiers et alla rendre visite au vieux Walter.
Bitter le fit entrer dans la chambre du malade.
Retraité, Walter n’avait plus droit aux savorisées ; le béri-béri et la pellagre s’ajoutaient à la cyanose produite par les troubles cardiaques. Bouffi et l’air hébété, il était assis sur sa couche, calé par des coussins. Val lui montra les rapports. Il les prit avec des mains tremblantes, les parcourut avec peine de ses yeux las et chassieux.
« Je vois là la main d’Olga », dit-il d’une voix étranglée.
Val sourit et lui donna une tape amicale.
« Je m’en doutais. Garde ces rapports, ils sont à toi. Repose-toi, à présent. »
Walter inséra les feuillets dans sa Bible S.T. et s’assoupit.
Chapitre IX
G. I. T. A. R.
Kaïa, le dernier hominidé à cinq orteils qui restât sur le continent, attendait stoïquement la mort. Les séquelles de ses combats et le poids des ans l’avaient empêché de participer au voyage vers le Fleuve. À présent, il était seul. Des herbes grimpantes escaladaient les tours, obstruant les optiques des détecteurs. Les vaisseaux de Chasse n’apparaissaient plus dans le ciel. Il pouvait maintenant traîner sa patte folle dans les jardins sans se cacher, et y grignoter kumquats, citrons et airelles. Les Agri-maches le saluaient au passage, et faisaient des remarques sur sa barbe blanche. Il sommeillait au soleil. Le temps passait rapidement.
Val se gratta la tête. Il ne savait que penser de ces rapports sur les cas de floriréactions. On avait trouvé douze fleurs en bouquet autour d’un chapeau de puits dans le Secteur Orange. Les échantillons cervicaux ne révélaient aucune trace de C.I. ni de R.M. Il vérifia les statistiques concernant ces morts par catalepsie phototropique, fit des recoupements, et vit un schéma se dessiner. Il les projeta sur une carte murale : les réactions se produisaient suivant une ligne droite, dans leur progression géographique. Ce ne pouvait être une simple coïncidence. Des citoyens quittaient en groupe leur cité-puits pour aller mourir Dehors ; la mort survenait généralement si vite qu’on les retrouvait en bouquet auprès des chapeaux de puits, pelés et brûlés par les radiations actiniques du soleil. Les prélèvements effectués par les Echantillonneurs et analysés par la Neuro ne montraient aucune anomalie dans les centres sérotoniques. Si l’on observait le schéma découvert par Val, une autre réaction devait advenir bientôt, vraisemblablement dans la cité du gros Walter.
Sous le prétexte de prévenir les suicides, Val posta des équipes de Surveillants dans plusieurs des chapeaux de puits du secteur. Il descendit au Contrôle des Chasses et se faufila entre les piles de caisses poussiéreuses pour vérifier les détecteurs de Broncos situés à la surface. Moins de dix pour cent d’entre eux opéraient aux alentours de la cité de Walter. Il les mit en marche manuellement et les brancha sur le distribumache de Walter. Les magasins du Scrutateur étaient vides. Puis il se rendit chez Walter pour attendre les résultats.
Il ne fallait à Walter pas moins de trois oreillers pour lui permettre de respirer sans être gêné par les fluides œdémateux. La cyanose lui faisait un masque de domino gris et noir. Val lui expliqua qu’il avait découvert une nouvelle sorte de fleur :
« Ni C.I. ni R.M., et ça se produit en groupe, dit-il.
— Des bouquets… » murmura le vieux Walter. Son esprit vagabonda autour de quelques zones d’ombre créées par l’anoxie et s’efforça de trier ses molécules mémorielles. Les bouquets étaient associés aux tectites. Olga ?
Walter chercha avec fièvre sa Bible S.T. et en sortit des cartes indiquant les groupements de météores à la source des fleuves. Val lui en tendit une autre retraçant la progression des groupes de fleurs d’une cité à l’autre.
« Ils semblent se diriger par ici. Je crains que ta cité ne soit la prochaine a être touchée.
— Ils se dirigent par ici ! cria Walter, délirant de joie. Olga revient me chercher ! »
Le vieillard obèse et gonflé d’œdèmes essaya de sortir de son lit. Val et Bitter-Femme l’en dissuadèrent par des paroles apaisantes.
« Si Olga veut te prendre, elle viendra te chercher dans ton lit même. »
Gitar posa sur le sol les soixante centimètres de sa plaque de résonance ovale bien à plat et redressa son corps tabulaire, long d’un mètre. Ses senseurs optiques et auditifs montaient la garde tandis que lui dormait, et reposait sa bouteille de résonance. Il resta ainsi plusieurs jours, pareil à un parcmètre fossile. La mer d’Agrimousse monta et se retira. Des pousses vertes duvetèrent le sol. Les puissantes Laboureuses prirent garde à ne pas le toucher.
Le moment était venu d’aller plus loin. Son corps tabulaire se replia et il reprit l’aspect de guitare qui lui était plus habituel. Il alimenta son champ de déplacement en refroidissant le criogel autour de son aimant en forme de cacahuète et en injectant des particules chargées dans le champ sandwich ainsi formé. Les particules donnèrent de la consistance au champ et il se souleva de quelques centimètres. Il s’éloigna, paraissant flotter dans l’air. Une ballade se fit entendre, émise par sa plaque de résonance.
Kaïa dressa sa tête à la tignasse blanche. Il était intrigué par le chant qui retentissait dans le vallon. Les senseurs de Gitar repérèrent l’hominidé. Tout en chantant avec entrain, la petite mache s’approcha et reprit sa position de parcmètre. Des figures géométriques colorées jouèrent sur son corps.
Kaïa leva une main faible en guise de salut.
« Bienvenue, mache vagabonde. Ton chant apaise. »
Gitar continua à jouer des airs légers et reposants tout en sondant adroitement le corps vieillissant de l’aborigène. Il régla sa tonique sur 268,39 hertz pour l’adapter à la résonance de l’interface air/eau des poumons de Kaïa. Les ondes harmoniques touchèrent le nerf vague de l’homme. La musique prit le rythme des battements de son cœur. Kaïa sourit et se mit à pianoter d’un doigt. Gitar, encouragé’par la rapidité de la réaction musculaire, augmenta la puissance de sa tonique. Les neurones du système subcortical du cerveau de Kaïa s’adaptèrent au rythme. Les pulsations s’amplifièrent. La musique de Gitar agissait sur la moelle épinière, modifiant la régulation des fonctions cardio-vasculaires, endocrines, métaboliques, neurologiques et reproductives. Gitar contrôlait sans difficulté le pouls de Kaïa. Il porta le volume à 120 décibels et ajouta des paroles à la stimulation audiogénique.