Les vers étaient entrecoupés par le martèlement du ressac, des guitares, et le tchin-tchin des tambourins.
Le Bricoleur connaissait les disciples d’Olga, une confrérie religieuse désapprouvée par la Grande S.T. Mais il ne voyait pas à quoi rimaient ces émissions. Enfreindre la loi de la Grande S.T. et s’aventurer dans les herbages ne leur servirait qu’à se trahir et à attirer les chasseurs. La Brigade de Sécurité faisait déjà des recherches. « Ne fais pas de faux pas » : si les chasseurs étaient sur leurs traces, ce conseil était bien à propos. Mais qu’était cette boule magique ? Intrigué, il ôta ses écouteurs.
Il trouva Mu Ren épuisée d’avoir sangloté et tapota son fessier dodu : « Ce n’est que la déprime de la grossesse, Mu. Ne te laisse pas abattre.
— Notre bébé n’est pas autorisé, se lamenta-t-elle.
— Voyons, mais bien sûr que si. J’ai le papier, ici.
— Mais il nous faudrait un permis de classe cinq ! »
Il mit une main sur son ventre, sentit un coup de pied. Il calcula lentement le temps écoulé depuis l’implantation.
« Un hybride ? » demanda-t-il avec douceur.
Elle acquiesça, les yeux rougis.
Il grimaça. « Un hybride… » Stupéfait, il se redressa ; il lui fallut plusieurs secondes pour comprendre ce qu’elle voulait dire.
« Qu’adviendra-t-il de lui ? » dit-elle en reniflant.
Sa mâchoire s’affaissa.
« Il n’est pas autorisé, répondit-il faiblement. Ils viendront le prendre. »
Elle s’endormit à force de pleurer. Des rêves vinrent troubler ses ondes alpha. Les sons devinrent couleurs. Les couleurs se firent saveurs. Un pâté savorisé à la viande renfermait une petite main ouverte, suppliante. Un doigt minuscule s’enfonçait dans son cœur de mère. La saveur de viande devint un son, celui d’un cri de bébé précipité sur les lames de la presse à pâté. Mu Ren se réveilla, terrorisée. Ce fut son premier cauchemar. De nombreux autres le suivirent.
Les étreintes non rituelles du Bricoleur ne contribuaient guère à calmer ses craintes. Il commençait à mettre en doute la sagesse de la fourmilière.
L’aborigène nu et hirsute parcourait dans sa fuite la cyberpeau verte de Filly. Il n’avait pas dormi depuis cinq jours. Il avait mal dans le cou, là où avait frappe la flèche du premier chasseur. La fibrine et les érythrocytes formaient des croûtes qui recouvraient la déchirure œdémateuse. Il avait réussi à tuer le chasseur, mais un autre avait atterri. Celui-là était tombé à bout de forces après l’avoir suivi durant trois jours. À présent, le vaisseau de Chasse était de retour. Ses lecteurs optiques perçants le traquaient sans cesse. Sous ses pieds, les senseurs de Filly transmettaient ses coordonnées au Contrôle des Chasses. Chacun de ses pas irritait l’épiderme de la cité. Un troisième chasseur fut largué ; il se balançait au bout de son harnais : un tueur gras et trapu, aux yeux saillants, armé d’un hideux couteau à trophée et d’un grand arc meurtrier.
Les organes de Filly entouraient la montagne qui la dominait, un pic solitaire, couvert de glace. Le Bronco l’escalada. Les paumes de ses mains et de ses pieds étaient striées et hyperkératinisées ; elles s’agrippaient fermement à la roche granuleuse. Le vent glacial repoussait ses longs cheveux gris de ses yeux usés par l’âge. Le seul nom qu’il se connaissait était Kaïa, un nom que lui avait donné sa première compagne ; dans son langage à elle, cela voulait dire le Mâle.
Chien Volant IX, posé sur une corniche à deux mille cinq cents mètres d’altitude, ne le perdait pas de vue. Ses lecteurs optiques infaillibles suivaient la lente ascension de Kaïa sur le versant abrupt d’une saillie, à quatre mille mètres de hauteur. Alimenté de quatre-vingt-dix millimètres d’oxygène, son système cardio-pulmonaire s’adapta automatiquement à l’altitude. En dessous, le chasseur néchiffe se débattait, gêné par son équipement encombrant. Lui aussi augmenta son alimentation en oxygène, et il se mit en route. Là-haut, une neige blanche et épaisse invitait à un sommeil doux et profond. Kaïa s’affaiblissait. Ses cheveux et les poils de ses bras étaient blancs de givre. En contrebas, sur le même escarpement, le chasseur était en perte de vitesse. Le casque et le costume blancs lui donnaient l’air d’un bonhomme de neige.
« Revenez, lui fit Chien Volant. Il est coincé là-haut. Inutile de le suivre. Revenez. »
Mais l’hypnoconditionnement du chasseur ne lui permettait pas d’interrompre sa traque frénétique. Il continua à s’accrocher à la roche escarpée au point de ne plus sentir ses extrémités motrices. Le pauvre Néchiffe avait déjà atteint les limites d’endurance de son corps mou. Une légère rafale de vent déporta sa forme engourdie. Il descendit en vol plané vers les nuages. Chien Volant suivit pour noter le point de chute.
Kaïa n’avait pas vu s’envoler le chasseur. Il était trop haut, et avait trop envie de dormir. Les puissants lecteurs optiques de l’appareil retransmirent son ascension au Contrôle des Chasses.
« On n’arrivera jamais à descendre le corps de là », dit Val.
Walter agrandit davantage l’image. Kaïa rampa jusqu’à l’intérieur d’une caverne obscure et entassa de la neige devant l’entrée. Les senseurs de Chien Volant observèrent, à travers la neige, l’aborigène qui se recroquevillait sur le sol rocheux tandis que sa température descendait rapidement.
« Du moins saurons-nous où se trouve le corps si jamais nous trouvons quelqu’un d’assez fou pour vouloir aller chercher le trophée là-haut, dit Walter. Il devrait bien se conserver à cette température, d’autant plus que l’hiver approche. »
Moon et Dan se cachaient sous un tas de déchets de fibres d’un brun verdâtre, à mi-pente d’une colline. En dessous, un vaisseau de Chasse rasait la surface d’un canal large et profond. Le nez pointu de Curedent dépassait des détritus.
« Il fait demi-tour. Il va passer au-dessus de nous. Ne bougez pas ! » dit le cyber.
Ils entendirent le vrombissement grandir, puis décroître. Les fibres dansèrent dans le vent. Silence. Moon sortit la tête.
« Ça sent l’océan. Mais nous sommes à plusieurs kilomètres à l’intérieur des terres.
— Ce canal est au niveau de la mer.
— On va traverser ça à la nage ? » s’enquit Moon, élevant la voix.
Curedent promena son lecteur optique alentour.
« Nous nous servirons de trognons secs et de calebasses pour flotter. »
Moon plissa les yeux.
« Mais je peux à peine voir l’autre rive !
— Elle est à moins de quatre kilomètres. Et nous avons tout le temps. »
Moon resta enfoui dans les détritus.
« Tes dents sont sur l’autre rive. Nous n’en sommes plus très loin, maintenant. N’as-tu pas envie de pouvoir à nouveau ouvrir un fémur d’un coup de dents ? »
Moon fit la moue et fit aller ses mâchoires, pensivement. Son chien édenté, Dan, le regarda avec espoir.
« Où sont ces foutues calebasses ? » dit Moon, émergeant des débris végétaux.