« Il y a combien de temps qu’il est comme ça ? questionna Val en enfilant sa combinaison.
— Plus de quatre heures. »
Il prit son carquois et se dirigea vers la Porte.
« Ouvre-toi de cinq centimètres. Merci. »
Tandis qu’il jetait un regard par la fente, la cadence du tambourin s’accéléra. Le Bronco se mit en marche vers lui. Le volume de la musique augmenta, faisant vibrer la Porte et le casque de Val.
« C’est bien une guitare que je vois, et c’est un tambourin que j’entends, dit Val.
— Pas un tambourin, dit la mache du Garage. Un bruit d’armures. Selon l’analyse des ondes sonores, c’est le bruit qu’aurait produit une légion romaine en marche il y a quelques milliers d’années. Le volume sonore correspondrait à trois mille fantassins marchant à une distance de deux mille huit cents mètres sur terrain légèrement accidenté. »
— Un simulateur de sons, marmonna Val. Cet instrument est fichtrement sophistiqué ! »
Le niveau sonore monta jusqu’à 200 décibels. Val était protégé par son casque, mais les hommes de la Sûreté reculèrent jusque dans la spirale. Val entendit un entrechoquement d’épées et de boucliers.
« Si ce truc croit m’impressionner… » Il encocha sa flèche et demanda à la Porte de s’ouvrir un peu plus ; il visa la poitrine du Bronco. Il tira quant il fut à moins de trente mètres. Une cible facile.
Val s’avança vers le corps raide, étendu sur un plant de haricots. La guitare était plantée à la verticale dans le sol. Val se pencha. Le corps était froid, le pouls ne battait plus. Les yeux et la bouche étaient secs, la cornée voilée. Le Bronco était mort depuis longtemps. La flèche n’était entrée que de quelques centimètres dans le sternum ; la blessure ne saignait pas.
« Oui, dit Gitar. Il est mort ce matin. »
Val sursauta, encocha une nouvelle flèche. La mache-guitare émit une plaisante lueur clignotante. Val se calma.
« C’est toi le responsable de tous ces viols ?
— Oui, monsieur.
— Mais tu n’as pas de pénis.
— C’est exact. Mais quand la situation l’exige, j’enrôle quelqu’un qui en possède un.
— Tu es une machine nuisible. Tu as tué de nombreux citoyens avec ta musique, en les incitant à sortir. Tu dois m’obéir et me suivre à la reprogrammation.
— Je ne suis pas la mache que tu crois, chasseur. C’est toi qui va me suivre Dehors. »
Val lança un ordre par son transmetteur-bracelet. « Dirigez un faisceau dense sur cette mache renégate ; commandez-lui de s’autodétruire, si c’est en votre pouvoir. »
Gitar détala comme un crabe.
Val abaissa son regard vers le cadavre. Pourquoi Gitar l’avait-il amené au chapeau de puits ? Fallait-il y voir une sorte de rite funéraire en hommage à un guerrier mort ? Val se demanda quel rôle il avait tenu dans cette cérémonie. Quand l’Echantillonneur se présenta, Val ordonna que le corps soit envoyé intact au Biolabo, pour être disséqué. Peut-être même pourrait-on l’empailler, puisque c’était le dernier des Broncos. La Grande S.T. en avait sûrement les moyens.
Walter invita Val à se joindre à sa famille-5 pour la fusion vespérale. Les savorisées du jour étaient du synthélard, obtenu à partir de glandes surrénales sautées dans leur graisse. Vénus conduisit Val au rafraîchisseur pour ramollir ses croûtes et les retirer quand c’était possible. Dans la fusion, elle le complimenta sur la douceur de son épiderme renouvelé.
« Tu es douce, toi aussi, mais un peu grumeleuse au toucher. Qu’y a-t-il dans ces seins ?
— De la synthéchair, dit-elle en se contorsionnant pour lui échapper. Je suis un modèle amélioré.Mon corps est difforme, mais mon âme est belle. »
Il acquiesça. Leur rapport était très harmonieux. « Que donne la thérapie batébrienne ? lui demanda Walter.
— Les résultats ne sont pas mauvais. Ça élimine ces sacrés dermatophagoïdes. Je recommande à tous les suicidaires de rallier les Batébriens, de marcher pieds nus dans la terre, pour équilibrer leur psyché. »
La fusion enroulait et déroulait ses anneaux ; elle était particulièrement réussie ce soir-là. Dé Pen étant enceinte, une fraction d’âme s’ajoutait à l’âme collective, réchauffant encore la réunion. Val savait que l’enfant était celui du cinq-orteils : un petit hétérozygote. Il ne pouvait dire s’il aurait à sa naissance le cinquième orteil, ou seulement l’embryon d’un ; ce dont il était sûr, c’est qu’il n’était pas autorisé. Walter avait bien entendu fait la demande de permis. Val se promit de s’en occuper.
Le Surveillant appela Val ; un nouveau groupe de fleurs avait été signalé.
« Ne me dites pas qu’il y a un autre Bronco !
— Non. C’est simplement cette guitare renégate. Le faisceau dense reste sans effet sur elle ; elle refuse l’ordre d’autodestruction. Elle continue d’aller de ville en ville, entraînant les citoyens à leur perte.
— La musique ?
— Toujours la même : 200 hertz, 160 décibels, 70 pulsations à la minute. Les gars de l’Audiopsych rattachent ça au phénomène du Joueur de Flûte d’Hameln : le R.R.T., Résonateur Réflexe Thoracique. Vous souvenez-vous de toutes ces émissions non autorisées sur faisceau dense qui ont précédé la Grande Chasse ? »
Val hocha la tête. Le Bricoleur était impliqué dans ces affaires.
« Le faisceau dense a aussi touché les mémoires du Classe Un, les archives historiques. On a fouillé les sections musicales pour y chercher des données sur les applications du R.R.T., ou les rites de fertilité. Dans tous les cas, des toniques puissantes, capables de faire vibrer n’importe quel thorax.
— Le Joueur de Flûte d’Hameln… le R.R. T. ? murmura Val. Mais pourquoi si peu de gens en ressentent-ils les effets ? On pourrait penser que la population entière serait attirée Dehors par la musique. »
Le Surveillant secoua la tête. « Non. D’après le Psych, moins d’un citoyen sur mille réagit. Heureusement, la majorité est incapable de suivre un autre rythme que celui de la fourmilière. »
En effet. Val savait que l’effet R. R.T. n’agissait que sur un axe neurohumoral intact. Le système sympathique des Néchiffes manquait de tonus. Seuls étaient entraînés ceux qui possédaient le gène cinq-orteils.
« Et où se trouve cette damnée guitare, à présent ?
— Elle s’est emparée d’un vaisseau de Chasse nommé Doberman. Mes circuits sont à sa recherche, mais mes optiques ont la vue basse. Je vous contacterai si on retrouve leur trace. »
Val était stupéfait. Gitar pouvait se déplacer par ses propres moyens, il l’avait constaté lui-même. Pour quel motif avait-il donc volé un engin de la taille de Doberman ?
Dé Pen dut subir les examens de routine à la clinique, où tout se passait de façon impersonnelle, inhumaine. On faisait peu d’efforts pour consoler les victimes du Bronco. La Grande S.T. tenait pour suspect quiconque s’accouplait en musique en dehors de la fusion. Naturellement, on lui refusa le permis de naissance ; parmi les signatures des membres du comité, elle releva celle de Val.
Dé Pen alla trouver Val chez lui.
« Pourquoi as-tu fait cela ? demanda-t-elle tristement. Je te croyais un ami.
— Je suis un Sagittaire. Je fais partie du Comité depuis que le Contrôle des Chasses a été fermé. C’est le sentiment du Comité, et le mien, que le gène cinq-orteils est nuisible à la fourmilière. Ton enfant est porteur de ce gène.
— Mais il aura aussi mes gènes, sanglota-t-elle. Walter m’aidera à l’éduquer et à le conditionner. Nous sommes tous deux de loyaux citoyens néchiffes. Le bébé deviendra aussi un Bon Citoyen. »