Le Surveillant, lui, ne s’inquiétait pas. Les Portes avaient reçu des consignes : seuls les membres du personnel munis d’une autorisation pouvaient aller Dehors. Et l’on avait promis une récompense en calories à tout citoyen qui dénoncerait les tentatives de sortie.
Val, en flânant, fit un tour jusqu’à son ancien bureau du Contrôle des Chasses. Les tas de détritus avaient encore grossi. De nombreux couloirs étaient impraticables. Une épaisse poussière spongieuse recouvrait chaque chose. Il remarqua des empreintes de pas sur le sol et les suivit jusqu’au Garage. Il y découvrit Walter, penché sur l’établi, achevant de réparer des yeux de mache. Il leva la tête et salua Val.
« Ils fonctionnent mieux si on réduit le vide à dix torr moins six. Ça leur donne également une meilleure stabilité.
— Tu ne devrais pas être ici. Ton cœur…
— Je vais beaucoup mieux à présent. Je fais du travail à la pièce, comme réparateur d’optiques. Je me sers de l’outillage laissé par le Bricoleur. Cette pompe qu’il a construite est bien plus commode que la nôtre. »
Val promena son regard autour de lui. L’un des boxes était vide.
« Qui a déplacé cet appareil ?
— C’est le box de Doberman. Il a été enlevé par la guitare folle. »
Val alla examiner le box. Rien n’avait été abîmé. Les Servomaches étaient toujours encastrés dans leur niche. Bizarre. La cellule énergétique de Doberman était là aussi ; le noyau avait été rétamé.
« C’est impossible ! grommela Val. Sans sa cellule, l’appareil est mort. Il ne peut aller nulle part. »
Walter haussa les épaules.
« Cette guitare est peut-être capable de faire voler un appareil mort aussi bien que de faire marcher un Bronco mort. »
Val se précipita vers l’écran d’observation ; les détecteurs de Broncos avaient également été réparés. Mais les images ne montraient que les champs et les Agrimaches.
« Cette sacrée guitare commence à m’énerver. Je parie qu’elle est aussi à l’origine de la Stimulo-électrode », proféra Val avec hargne.
Dé Pen gravissait péniblement la spirale, chargée de provisions : des calories de base. Elle était devenue maigre et faible ; le petit Kaïa, lui, prospérait. À six mois, il se traînait déjà à quatre pattes, avec une année d’avance sur les bébés néchiffes. Elle savait que les hommes de la Sûreté, habitués à la lente croissance des enfants de la fourmilière, ne viendraient pas encore le prendre maintenant. Elle entra dans la salle de séjour. Ses yeux se firent inquiets.
« Où est le petit ? » demanda-t-elle, alarmée.
Bitter-Femme mâchonnait un sandwich rassis. La porte de sortie était restée imprudemment entrouverte.
« Il s’est traîné jusqu’à la spirale et s’est fait ramasser par l’équipe de la voirie.
— Oh ! non », hurla Dé Pen. Elle lâcha ses provisions et courut vers la porte. Elle tomba, se releva, se remit à courir. Le fourgon de la voirie était la solution trouvée par la Grande S.T. pour remédier à l’angoisse causée par l’intervention des hommes de la Sûreté. Au lieu de prendre au filet les enfants indésirables et de les tirer jusqu’aux presses à pâté, parmi les larmes et les cris, on envoyait un Néchiffe à la tenue bariolée qui conduisait un wagon rempli de jouets. Les enfants non autorisés montaient sans crainte dans le fourgon, et s’en allaient en babillant et en gazouillant joyeusement. Dé Pen tomba à nouveau. Son genou droit était tout écorché. À un tournant, elle renversa trois citoyens gras et dociles.
Elle aperçut le fourgon.
Le petit Kaïa était toujours dedans ; il étreignait un jouet en peluche, avec un œil énorme et l’autre tout petit. Le conducteur du wagon était vêtu d’un tablier imprimé de motifs aux couleurs vives. Il s’arrêta en voyant Dé Pen. Son genou saignait ; elle avait l’air assez agitée pour l’attaquer. Et son travail à lui n’impliquait pas le recours à la force.
« Mon bébé… Mon bébé… » Elle le prit en sanglotant. Ses petites mains serraient toujours le jouet en peluche.
« Je regrette, mais je vais devoir signaler… » commença le Néchiffe en tablier.
Le regard qu’elle lui jeta suffit à le faire taire.
Bitter fut surprise de revoir Dé Pen avec l’enfant.
« Nous allons Dehors, dit Dé Pen. Peux-tu me donner quelques-unes de tes rations ? »
Bitter secoua la tête. « Désolée, je ne puis t’aider. Tu connais les règles de la Grande S.T. C’est une folie que tu vas faire. Tu vas sécher au soleil et mourir. Et l’enfant avec toi.
— Je dois essayer. De toute manière, ça ne change rien pour le bébé. En l’emmenant Dehors, je lui donne au moins une chance. »
Avant qu’elle parte, Bitter lui cria : « Tu te sacrifies pour rien !… ce n’est qu’un petit hétérozygote ! »
Puis elle appela la Sûreté pour la dénoncer et toucher la récompense.
« Sortie non autorisée », dit la Porte.
Dé Pen courut tout autour du chapeau de puits, essayant une issue après l’autre. En dessous d’elle résonnaient les pas menaçants des gardes de la Sûreté. Elle tremblait. Le petit Kaïa pleurait.
Les pleurs du bébé activèrent un circuit de mémoire en attente. De l’autre côté de la spirale, une Porte s’ouvrit et appela : « Par ici, protégés de Gitar, par ici. »
Val et Walter ramassèrent une couche abandonnée. Il restait une trace humide sur le pare-chocs de la Moissonneuse.
« Elle n’était pas si affolée que ça, remarqua Val. Elle a pris le temps de changer le bébé et de commander quelques objets au Distributeur. Le Bronco devait être accompagné d’un classe six, qui a pu donner des ordres antérieurs à la Porte et au Distributeur. »
Walter hocha la tête. Un classe six. C’était un rang supérieur à celui du Surveillant. Les maches n’avaient fait qu’obéir aux ordres.
« Elle ne pourra aller bien loin, dit Val. Que lui a donné le Distributeur ? »
Walter lut la liste imprimée par la machine. Des vêtements isolants, des couches, des méditrousses. Tout avait été prévu.
La Porte s’entrouvrit de dix centimètres afin qu’ils puissent regarder Au-Dehors. Le soleil les aveugla.
« Nous ne pouvons les suivre sans combinaison isolante… dis donc ! et ça, qu’est-ce que c’est ? dit Val en lui montrant la liste.
— Des jodhpurs, dit Walter. Ce sont des culottes de cheval bouffantes. » Mal à l’aise, il regarda l’un des boxes vides.
« Des culottes de cheval ? Qu’est-ce qu’elle a bien pu trouver comme monture… ? Oh ! La Laboureuse n’est pas là ! »
Il se dirigea jusqu’au pupitre mural et brancha un canal sur la Laboureuse. La mache répondit promptement.
« Où es-tu ? lui demanda Val.
— Dans les champs ; j’accomplis ma besogne.
— As-tu transporté quelqu’un ce matin ?
— Oui. Une mère et son enfant. Mon itinéraire a été enregistré. »
Val projeta la carte.
« Elle les a déposés dans la forêt des tours à plancton. Allons-y. »
Ils commandèrent des équipements. Walter protesta en voyant les flèches.
« Il s’agit d’une Chasse, lui rappela Val.
— Mais c’est ma Dé Pen… mon petit corps de Jolly, gémit Walter.
— Tu es un Sagittaire. Tu as un devoir envers la fourmilière. Dé Pen a enfreint la loi en allant Dehors. Elle est en train de piétiner les récoltes. Si tu arrives à la persuader de rentrer, parfait. Le Psych saura s’occuper d’elle. Sinon… » Val agita férocement son couteau à trophée.
Walter, vaincu, baissa sa tête grise. « Je… je viens avec toi. »