Ils ne trouvèrent rien près des tours à plancton. Dans les semaines qui suivirent. Val passa en revue, avec obstination, les enregistrements optiques de centaines d’Agrimaches, pour relever les traces de Dé Pen. Pendant ses heures libres, il partait en chasse, à pied.
Environ trois ans après la Grande Chasse au 50e parallèle, chacun des chefs d’escadrille se vit décerner un permis de naissance classe cinq : une récompense de la Grande S.T.
« Classe cinq, » commenta Josephson. « Utérus humain, partenaire au choix… un hybride ! »
Val était à son côté durant la cérémonie. Il se pencha et lui chuchota :
« Après tout, nous avons bel et bien nettoyé la planète de ces dangereux indésirables qu’étaient les Broncos. Un tel service vaut bien qu’on nous permette de nous accoupler avec qui nous plaira. Vu notre loyauté, notre choix génétique ne peut être que bénéfique à la fourmilière. Nous sommes les meilleurs. » Il sourit.
Après la remise des récompenses, Val et Josephson s’offrirent un pousse-café monumental dans un Centre de Récré. Val aspira d’abord le kirsch qui se trouvait au-dessus, puis le marasquin qui formait la onzième couche.
Le Surveillant les interrompit.
« Alerte au Garage du secteur neuf-zéro-trois, cité quarante-cinq V sept… »
Val se tourna vers l’écran pour régler l’image. « C’est sûrement encore cette guitare folle. Elle attire les citoyens Dehors comme le faisait le Joueur de Flûte d’Hameln. »
L’image devint nette et ils purent voir des citoyens grouiller autour d’une Laboureuse en train de s’alimenter dans un box. Gitar aussi était là. Mais c’était autour d’une femme nue, polarisée, à la longue chevelure, que se pressaient les citoyens hébétés. Elle dansait en ondulant des hanches, comme Val l’avait vu faire à Dé Pen dans le film de son viol. Mais l’image n’était pas assez précise pour qu’il puisse l’identifier vraiment. Il ne vit pas l’enfant.
Val rejeta la tête en arrière et ingurgita d’un coup son pousse-café à étages. Il manqua s’étouffer ; en toussant, il expliqua à Josephson qu’il devait partir.
« Je vais aller voir de quoi il retourne. Je suis depuis pas mal de temps sur la piste d’une femme qui s’est enfuie. On dirait qu’elle s’est acoquinée à la guitare renégate. Je vais prendre le métro et essayer de les coincer. »
Josephson avait entendu parler des méfaits de Gitar. Il s’inquiéta : Val n’était pas armé.
« Pas le temps de prendre mon équipement, répondit Val. De toute façon, ils sont à l’intérieur du Garage. Je peux commander manuellement la fermeture de la Porte et demander le renfort d’une section de la Sûreté. Mais il ne devrait y avoir aucun problème. Dé Pen est une petite femme fragile. J’en viendrai bien à bout. »
Josephson tenta de retenir Val.
« Quand même, je serais plus rassuré si tu portais un collier dépolarisateur. Nous pourrions nous arrêter en passant à la Clinique de Surveillance pour en prendre un.
— Nous ?
— Je viens avec toi. Je pourrai contrôler tes réflexes si la guitare essaye de t’hypnotiser. Avec le collier, je pourrai te dépolariser à distance. Je me cacherai dans un habitacle plus bas, et je serai ainsi hors d’atteinte.
— Viens si tu veux, dit Val d’un ton moqueur. Mais inutile d’en faire un drame. Je ne vais pas combattre une sirène ensorcelante, tu sais, mais rien qu’une mache et un corps d’Howell-Jolly. »
Le collier était lourd et le meurtrissait, avec tous les capteurs qui le hérissaient. Josephson enregistra le tracé de ses courbes bio-électriques. Elles parurent satisfaisantes à Val. Le courant dépolarisateur n’était pas douloureux ; il occasionnait cependant l’inconvénient d’une systole supplémentaire, qui s’ajoutait à celles de son cœur. Val se rua en haut de la spirale, pénétra dans le Garage. Des Néchiffes étaient venus grossir la foule. La musique était agréable, mais n’avait rien d’hypnotisant. Il fut déçu ; mais il se dit que, dans le cas contraire, il n’y aurait sûrement pas été sensible.
Les Portes donnant sur l’extérieur étaient fermées. On avait baissé les lumières. La silhouette dansante se mouvait parmi les Agrimaches aux contours indécis ; ses mouvements étaient trop énergiques pour être ceux d’une Néchiffe. Val fendit la foule morne. Il vit quelques citoyens taper mollement du pied. La danseuse n’était pas Dé Pen, mais une pouliche.
Val eut un mouvement de recul à la vue du corps bronzé et sali. Les pieds calleux traçaient des figures sur le sol, en suivant parfaitement la musique. Val ne tomba pas sous le charme. Ce n’était qu’une pouliche ordinaire, affreuse à ses yeux, avec des narines larges et des pommettes hautes, bestiales. Elle tapait dans ses mains et balançait la tête. Le tempo devint plus rapide ; Gitar cherchait la fréquence propre à faire vibrer la cage thoracique de Val. Celui-ci sentit son diaphragme se contracter sous l’effet d’un roulement de tambour de 200 hertz.
La pouliche raclait le sol de ses plantes de pied durcies ; son muscle pelvien se contracta tandis qu’elle imprimait à ses hanches un mouvement rythmique. Val suivit des yeux ses contorsions ; la stimulation visuelle renforça l’action de la musique. Val essaya de résister à l’envoûtement.
Il vit luire les dents de la pouliche, qui roulait des yeux et agitait sa crinière ; ses longs cheveux fouettaient l’air, comme des épis de blé sous le fléau. Elle transpirait. La sueur s’accrochait en perles à son front et à sa lèvre supérieure, ruisselait sur son corps musclé, que ses déhanchements mettaient en valeur.
Gitar ajouta à sa musique un bruit de ressac, en harmonie avec la respiration de Val ; la batterie suivait le rythme de son pouls, les cordes celui de ses ondes céphaliques. Val réagit, et la pouliche lui apparut sous un jour nouveau ; c’était une femme, proche de lui. Son chant d’amour et de liberté parlait à son cœur. Il se laissa aller, sourit, tapa dans ses mains.
Josephson enregistra cette variation des courbes bio-électriques. Il était stupéfait de l’efficacité de Gitar. Il appuya sur le bouton commandant le collier de Val ; les courbes bio-électriques se firent désordonnées. Val se mit à tousser et à trébucher. La foule le contemplait craintivement : un Sagittaire ! Un chasseur ! Gitar ordonna à la Porte de s’ouvrir. La lumière crue du soleil chassa les Néchiffes en bas de la spirale. Quand la Porte se referma, Val était seul, les yeux papillotants, au milieu du Garage vide.
Josephson regagna le Pays Vert. On changea son permis de naissance pour un permis de classe un, lorsqu’on découvrit qu’il ne pouvait pas être polarisé. Il était doté de deux chromosomes mâles et d’un chromosome femelle, le syndrome triplet XYY.
Val et Walter visionnèrent le film pris dans le Garage.
« La pouliche ressemble un peu à celle que j’avais blessée, dit Val. Mais le Classe Deux m’a certifié que ce n’était pas elle. La pouliche en question se trouve toujours sur le Continent Noir, à près de quinze mille kilomètres d’ici ; les détecteurs l’ont repérée pas plus tard que la semaine dernière.
— Il s’agit donc d’une autre… Mais où se cachait-elle ? Comment a-t-elle pu échapper depuis trois ans aux détecteurs qui fonctionnent encore ? Comment se fait-il qu’aucune Agrimache ne l’ait signalée ?
— Combien de mémoires de maches as-tu traitées ? » questionna Val.
Le vieux Walter haussa les épaules. « J’ai fait faire le travail par mon Distributeur, en me servant de mes crédits. Je voulais simplement savoir si Dé Pen était toujours en vie. Ça me paraît improbable, maintenant. »
Walter rassembla des enregistrements montrant Dé Pen et le petit Kaïa.
« Ces films ne nous aideront pas à la retrouver, ils sont trop vieux. Mais vois comme ses cheveux ont blanchi… Elle doit se cacher quand le soleil est haut, et ne sortir qu’à la tombée du jour ; les enregistrements ont été effectués par des Agrimaches rentrant du travail. Sa peau a foncé ; pas à cause du soleil, mais des meurtrissures et des ulcères. Les blessures ne semblent pas cicatriser. Elle a l’air vraiment mal en point sur le dernier enregistrement… les cernes noirs autour des yeux… l’éruption scabieuse sur le nez… »