Val se leva d’un bond. « Elle ne peut aller loin dans ces conditions. Allons faire un tour dans ce jardin. Nous pourrons peut-être mettre la main dessus, ou du moins sur son cadavre. »
Dé Pen restait blottie dans son nid pour se soustraire aux radiations actiniques. Son fils, lui, nageait vigoureusement dans le canal pour se laver de la saleté dont il s’était couvert en récoltant des tubercules dans le sol. Son regard sombre évoquait celui de son père. Elle s’émerveillait de la force et de la rapidité de l’enfant, qui grimpait sur tout ce qui avait des feuilles pour y cueillir des fruits, et qui plongeait chercher des coquillages au fond de l’eau. Elle lui enseignait le peu qu’elle savait, et souriait devant chacun de ses progrès. Lui pourrait survivre Dehors.
Quand Walter la trouva, recroquevillée et froide dans son nid au bord du canal, il s’agenouilla auprès d’elle et pleura. Val sourit d’un air méprisant en voyant les feuilles éparpillées sur son visage.
« On dirait que le gamin a essayé de l’enterrer. »
Il inspecta les environs, le sourcil levé. Ses yeux de Néchiffe ne purent discerner l’orphelin ; la tête hirsute de l’enfant se confondait avec celles des Sirènes et des cétacés qui jouaient le long de la berge opposée, dans un jaillissement d’éclaboussures. La bande passa devant Val. Une paire d’yeux luisant de haine et d’une peur enfantine se fixèrent sur les chasseurs. Val vit, sans voir. Son esprit de quatre-orteils ne pouvait concevoir qu’un enfant de cet âge puisse nager. Il ne retenait que les pièges mortels du Dehors : le soleil implacable, le fouillis de broussailles, les eaux profondes.
« C’était une fleur, dit Walter, en reniflant avec mélancolie. Elle est morte pour produire son fruit, et il ne reste que la cosse.
— Elle est morte pour rien ! Comment pouvait-elle penser que son fils survivrait Dehors alors qu’elle-même en était incapable ?
— Mais lui possédait le bon gène, marmonna Walter avec ferveur.
— Et Olga le protégeait aussi, sans doute ? railla Val.
— Précisément, fit une voix métallique dans leurs transmetteurs. Elle avait l’air très proche. Olga protégera toujours ses enfants », ajouta-t-elle.
Le vieux Walter leva des yeux remplis d’espoir. « Olga ? » La voix avait la même consonance sibilante que celle qu’il avait entendue au 50e parallèle. Son pouls s’accéléra, et la dyspnée étrangla sa respiration.
Val serra plus fort son arc, et chercha une flèche avec fièvre.
Maladroit dans sa lourde combinaison, il tourna sur lui-même, scrutant les cieux. La coque mordorée de Doberman s’approchait, au ras des arbres.
L’appareil se posa et le panneau s’ouvrit. Gitar s’avança en flottant sur son champ-sandwich. Val encocha une flèche.
« Aurais-tu l’intention de me tirer dessus ? » demanda Gitar en écartant la flèche à l’aide de son faisceau tractif.
Val abaissa son arc, de mauvaise grâce.
Gitar plana au-dessus du corps de Dé Pen. Sa voix perdit sa sonorité métallique et se fit presque humaine pour dire :
« Je regrette de n’avoir pu prendre soin d’elle quand elle est sortie. Savez-vous où se trouve l’enfant ?
— Pourquoi vous intéresse-t-il ? demanda faiblement Walter.
— Il représente la génération montante. Il a les bons gènes.
— Les mauvais gènes ! » le coupa Val.
Gitar se tourna vers le bouillant jeune homme.
« Tu raisonnes toujours en agent de la fourmilière. Il est évident que ce gène est mauvais pour la fourmilière ; mais les créatures de la fourmilière ne m’intéressent pas. Je suis venu porter secours aux individus, aux hommes à cinq orteils. »
— D’où viens-tu ? Et qui t’envoie ? articula Walter avec peine.
— Je suis l’envoyé d’Olga. Olga désire sauver ses cinq-orteils, et tous ceux qui portent le gène… »
Walter se redressa, très excité. « Quand Olga reviendra… pourrons-nous partir avec elle ? » Il suffoqua, et s’effondra.
Val se pencha sur son vieil ami et ouvrit son casque. Le masque de la cyanose était réapparu. Il essaya de le soulever, mais il était beaucoup trop lourd.
Gitar appela : « Rhéa ! »
La pouliche sortit du vaisseau de Chasse, avec une certaine méfiance dans le regard. Val eut un mouvement de recul. Elle souleva délicatement Walter et le porta dans l’appareil.
« La méditrousse est sous le siège », leur indiqua Gitar.
Val reprit ses esprits et grimpa dans l’appareil. Dans la trousse, il trouva des fioles de médicaments vaso-constricteurs qui ramenèrent un peu de couleur sur le visage de Walter.
Gitar s’installa dans la douille vide qui avait abrité la cellule énergétique de Doberman. Des lumières s’allumèrent. Le panneau se referma. La température ambiante se rafraîchit. Gitar se mit à jouer un air apaisant. Il demanda à Val s’il avait jamais approché une pouliche d’aussi près.
« Je ne désire même pas entamer ce sujet, fit Val avec raideur. Si je reste ici, c’est à cause de Walter. il a besoin de mon aide.
— Du calme, dit Gitar. Faisons une trêve, jusqu’à ce que ton ami ait repris des forces. Rhéa, donne un bol de thé à Walter. »
Val regarda la pouliche qui farfouillait dans ses affaires entreposées à l’arrière de l’appareil : des bols, des paniers, des armes et des outils néolithiques ; il y avait aussi un paquet de peaux et de piquets qui devaient représenter sa hutte.
Val fit mine d’empêcher Walter de boire le breuvage offert.
« Je vais le boire, dit Walter. Je ne sais pas ce que c’est, mais si cette guitare peut faire marcher un Bronco mort, elle peut peut-être aussi me remettre sur pied. »
Walter but et cela le rafraîchit.
« À vrai dire, je n’ai pas fait marcher le mort, expliqua Gitar. Je me suis contenté de le tenir soulevé avec mon faisceau de traction. » C’était comme une poigne dure et froide.
« Etait-ce une sorte de rite funéraire ? demanda Walter.
— Non, pas vraiment. Il me fallait un autre étalon bronco. Je me suis servi du cadavre pour en attirer un Dehors.
— Mais ça a raté, dit Val avec un petit rire. C’est moi qui suis venu. Je suis un quatre-orteils, et un chasseur. »
Gitar ne répondit pas tout de suite. Il joua un air à la tonique puissante afin de faire vibrer la cage thoracique de Val. Il chanta une ballade mélancolique où il était question d’un Bronco qui rencontrait un chasseur dans les jardins. À la fin, il n’en restait plus qu’un.
Ces paroles indignèrent Val.
« Cela sonne noble et beau, mais beaucoup de ces chasseurs ont été mangés ! Il n’y a rien d’admirable à manger des hommes qui tentent de préserver leurs récoltes !
— Les plus forts ne peuvent manger que les plus forts dans un système où la bonne protéine se trouve concentrée dans l’élite de la nation », rétorqua Gitar.
Val se leva et s’apprêta à partir.
« C’est complètement absurde : si tu ne peux t’unir à eux, mange-les ! Je ne puis accepter un raisonnement pareil !
— Attends », dit Walter.
Val se retourna vivement et désigna la pouliche assise en tailleur dans un coin.
« Et bientôt tu vas vouloir m’accoupler à… à ça !