— Tu l’as déjà fait », dit Gitar. Val resta immobile, bouche bée.
La pouliche se retourna et releva sa longue crinière flottante. Elle portait au niveau de l’omoplate gauche une cicatrice blanche en forme d’étoile : la trace laissée par la flèche de Val. Puis elle se pencha sur un petit panier et en sortit un sauvageon endormi. Le bébé, âgé d’un an environ, avait le visage mince et les traits fins de Val. Il avait aussi les paumes larges de sa mère, et cinq orteils aux pieds.
« Elle s’appelle Petite Rhéa. C’est une fille », dit Gitar.
Val se rassit auprès de Walter.
« Elle est de pure race, ajouta Gitar en entonnant un hymne joyeux.
— Moi, porteur du gène ? murmura Val.
— Il n’y a qu’à regarder tes empreintes digitales. Des sillons bien marqués, d’un dessin simple. Celles des quatre-orteils sont beaucoup moins nettes et plus compliquées », dit Gitar.
Val était complètement désorienté.
« Cela s’explique aisément, dit le vieux Walter. Depuis des générations, la fourmilière envoie Dehors ses meilleurs hommes ; elle se débarrasse ainsi des fauteurs de trouble, des anticonformistes, de tous ceux qui ont un fort gamma A. »
Val gémit. « J’ai pourchassé ceux de ma race…
— Le gène cinq-orteils a toujours été lui-même son pire ennemi », dit Walter.
Val fut entraîné par la musique de Gitar, qui chanta la liberté, la force et le retour d’Olga. Tout le conditionnement subi à la fourmilière se dissipa lorsque le bébé s’éveilla et lui sourit. Il prit l’enfant, gauchement d’abord, puis avec plus d’assurance. C’était son enfant… un enfant conçu naturellement ; un hybride.
Gitar semblait très fier de lui ; ses efforts d’éleveur se trouvaient récompensés.
« Où allons-nous vivre ? demanda Val.
— Dehors. Ta place n’est plus dans la fourmilière. Olga m’a chargé de regrouper les cinq-orteils à la surface afin qu’ils engendrent une nouvelle population, et que la race reste pure. Il m’est facile de m’introduire dans les chapeaux de puits et d’attirer ceux dont l’axe neuro-humoral possède un fort tonus ; certains d’entre eux survivront, ceux qui possèdent le gène. Le pourcentage est d’environ un sur un billion à présent ; avant le dernier retour d’Olga, il était d’un par million, et davantage. Mais elle a emmené l’élite avec elle. »
Le visage de Walter s’éclaira.
« G.I.T.A.R… Guitare d’Intégration Thoracique par Application de la Résonance !
— Pour vous servir, monsieur, dit le cyber en s’inclinant. Gitar, élément mobile de surface, classe six, au service d’Olga. »
Val baissa sa visière et regarda le soleil se lever, non sans une certaine appréhension. Il n’oubliait pas que ses brûlures avaient failli lui être fatales.
« Je crois qu’il serait dangereux pour moi de sortir. Je vais finir comme une fleur, calciné », dit-il.
Gitar modifia l’éclairage de la cabine.
« Retire ta combinaison, que je vois ces cicatrices. » Il examina avec ses optiques les tracés géographiques sur la poitrine de Val : du rose, du beige, du blanc et du marron clair. « Il y a des traces de mélanine. Tu finiras par bronzer, dit Gitar.
— Mais au bout d’une heure j’étais déjà couvert de cloques… protesta Val.
— Ta combinaison isolante te protégera les premiers mois. Tu t’exposeras au soleil par paliers. Tes brûlures étaient dues à une déficience en vitamines PP. Si nous ramenons à la normale ton stock d’acides nicotiniques, tu supporteras les radiations actiniques sans souffrir de dermatose pellagreuse.
— Dermatose pellagreuse ? répéta Walter.
— Oui. Le régime néchiffe ne tient compte que des apports caloriques, et ignore les acides aminés, les vitamines et les sels minéraux pourtant indispensables. Ce que vous appelez les savorisées en contiennent un peu, de sorte que les travailleurs vivent un peu plus vieux. Mais regardez-vous, objectivement. Vous perdez vos dents, à cause du scorbut. La plupart des citoyens sont édentés à vingt ans. Votre foie a une couleur jaune, due à la cirrhose. Vous ne pouvez même pas brûler les graisses car vous êtes privés de lipotropiques. Et, de toute façon, l’organisme néchiffe continuerait à accumuler les graisses, car il est pauvre en mitochondries. Inutile d’énumérer toutes les carences dont souffre le Néchiffe, il y en a trop. Et à quoi servirait un régime riche en fer quand la transferrine est insuffisante et que les chaînes polypeptides de l’hémoglobine sont sens dessus dessous ? Son taux d’hémoglobine n’est que de quatre pour cent. Ses tissus réticulés manquent des granules riches en A.R.N. qui fabriquent les protéines. Même en améliorant son régime, le Néchiffe ne pourra donc produire ni collagène, ni calcium, ni enzymes, ni protéines. La vie dans la fourmilière transformerait n’importe qui en Néchiffe souffreteux. »
Walter et Val échangèrent un regard. Tous deux avaient un corps mou et blanchâtre. Val savait que lui était porteur du gène. Il pouvait encore être sauvé. Mais Walter avait frôlé la mort à plusieurs reprises. Son régime alimentaire avait favorisé l’œdème pulmonaire et la paralysie. Il se tourna vers Gitar, plein d’espoir.
« Mes gènes… ?
— Désolé, vieil homme. Mais je crains que ta vie ne touche à sa fin, après toutes ces années passées dans la fourmilière. Ton foie et tes vaisseaux sont engorgés de graisse. Tu pèses cent kilos de trop pour être un de mes reproducteurs. Ton organisme est épuisé. Tu dois retourner à la fourmilière… pour y mourir.
— Mais, mes gènes ? Suis-je un enfant d’Olga ? » insista Walter.
Gitar évalua la carcasse obèse.
« Tu as eu une puberté spontanée, c’est vrai… mais, depuis, le mauvais fonctionnement de ton foie a permis aux œstrogènes de s’accumuler. Tes prédispositions ont été contrariées, ta libido aussi ; mais je crois que sous cette enveloppe de Néchiffe bat le cœur d’un cinq-orteils. »
Walter rayonnait de plaisir.