Le ciel nocturne était habité d’un croissant de lune et de quelques étoiles. Les calebasses que portait Moon pointaient vers l’étoile du Nord ; il donnait des coups de pied lents et réfléchis. Dan fit plusieurs fois le tour de son maître, en pataugeant, et vint finalement poser ses pattes sur le dos du vieil homme. Curedent était ficelé avec les calebasses.
« Doucement, fit le cyber. Me voilà encore sous l’eau. Il faut que je choisisse un endroit sûr pour accoster. Si jamais nous recommençons, je vous ferai construire un radeau pourvu d’une dame de nage, nous y gagnerons ainsi en stabilité. »
Moon frissonna dans l’eau froide et salée.
« Pas de danger qu’on recommence ! »
Le croissant lunaire glissa sous l’horizon occidental. Curedent observa le rivage nord, qu’ils longeaient à présent portés par le courant. Sur ce continent, les cités-puits avaient sensiblement le même aspect. Des chapeaux surmontaient les blockhaus trapus qui abritaient les organes terminaux des vastes labyrinthes souterrains. Des cyberchapeaux qui veillaient sur les jardins. Ils seraient en danger si le soleil levant les surprenait en terrain découvert. Les yeux des cyberchapeaux scrutaient de façon pénétrante les eaux du canal.
« N’accostez pas, dit Curedent. Pas très loin d’ici, il y a un meilleur endroit. »
Ils se laissèrent flotter jusqu’à une pointe rocheuse abrupte creusée dans un profond sillon. Le rocher à pic leur offrait un abri, mais Moon était épuisé. L’aurore le trouva endormi sur une étroite corniche.
« Un endroit comme un autre pour dormir », fit le cyber en haussant mentalement les épaules.
Le vieux Walter entra au Contrôle des Chasses, la respiration sifflante, et trouva Val et le Bricoleur conversant gravement.
« Qu’est-ce qui vous tracasse donc, jeunes gens ? demanda-t-il en carrant sa masse dans le siège de contrôle et en mettant son pupitre en marche.
— C’est sa grossesse, dit Val. Elle n’est pas autorisée.
— Mais je suis un bon travailleur. Mon enfant sera un bon travailleur. »
Walter mesura l’anxiété du Bricoleur. Les familles-2 entraînaient des situations dangereuses. Rien ne venait atténuer le processus d’identification, et les deux individus avaient tendance à trop s’éprendre l’un de l’autre. Mauvais pour la produc tion de la S.T.
« Tu as un permis de classe trois… copie carbone ? » dit Walter.
Le Bricoleur hocha la tête.
« Pour un hybride, il te faut au moins un permis de classe quatre, reprit le vieil homme gras. Et probablement classe cinq, puisque Mu Ren est beaucoup trop jeune pour avoir gagné le droit de se reproduire elle-même. C’est cela. Classe cinq. Permis hybride avec compagne-au-choix. As-tu fait une demande de modification ? »
Le Bricoleur laissa retomber sa tête.
« Dès que j’ai su ce qu’il en était, fit-il tristement. Le Comité ne s’est pas encore réuni, mais la machine qui a reçu ma demande m’a expliqué qu’il fallait d’habitude avoir accompli un exploit à l’échelle planétaire pour obtenir un permis de classe cinq. Il n’y a qu’une très faible probabilité pour qu’on me le délivre. »
Walter tapota l’épaule du jeune homme et dit avec enjouement : « Bon, une machine, ce n’est pas un comité. Il y a des hommes pour décider de ces choses, des êtres humains. Tu as toujours été un excellent travailleur, Bricoleur. Je connais quelques-uns des membres du Comité. Je leur parlerai dans la matinée. Essaie de penser à autre chose. Va donc faire un vol de rodage avec Val. Doberman a besoin d’une vérification. »
Val et Walter échangèrent un regard. Le Bricoleur était trop soucieux pour remarquer l’épaisse liasse de diagrammes chiffonnés. Il y en avait trop pour un simple vol de rodage. Doberman III fléchit les muscles de ses gonds à leur approche. Le sas s’ouvrit sur une cabine sombre.
« Bonjour, messieurs », les salua l’engin.
Val grimpa, jeta les diagrammes sur le tableau de bord. Il se débattit avec les boucles du harnais. Le Bricoleur s’arrêta.
« N’aurons-nous pas besoin de nos combinaisons isolantes ?
— Sous les sièges. Monte. »
Val introduisit les diagrammes dans le digesteur de cartes de Doberman. Ils en ressortirent aplatis et classés.
« Si on me refuse la dispense… commença le Bricoleur, je crois que j’aimerais garder l’enfant le plus longtemps possible. La période de grâce s’étend jusqu’aux premiers pas, ou aux premières paroles. »
Val secoua la tête avec véhémence.
« Ne fais pas ça ! s’exclama-t-il. Les équipes de la voirie viendraient fureter dans ton logement, à l’affût du bébé. Te rends-tu compte de l’angoisse de Mu Ren ? Oh ! je sais que la Psychclinique prescrit parfois la grossesse à certaines citoyennes afin qu’elles développent leur identité féminine ! Ces femmes ont l’air de se moquer que leurs gosses soient jetés au vide-ordures. Mais Mu Ren et toi, vous êtes différents… sensibles. Il vaudrait mieux le jeter tout de suite après la naissance. Ce serait plus facile. »
Le Bricoleur prit une expression d’abattement et d’impuissance.
« Si cela t’est impossible, je viendrai et le ferai à ta place. Les amis sont faits pour ça », dit Val, l’air absent. Il ne remarqua pas le soudain regard de colère du malheureux.
Les sphincters s’ouvrirent. Le Garage dit : Au revoir. » Au bout d’un moment, ils furent au nivau de la cime des arbres. Le soleil avait l’aspect d’un disque lunaire à travers les vitres à visibilité réduite Le Bricoleur remarqua les diagrammes pour la première fois. Il en prit un.
« Quelles sont ces coordonnées ?
— Des émissions à faisceau dense non autorisées en provenance du Dehors. Nos faisceaux de repérage les ont captées. Rien d’insolite sur nos détecteurs de Broncos. J’ai pensé que nous pourrions aller vérifier de visu. »
Le Bricoleur étudia le diagramme. L’une des coordonnées correspondait à l’émission qu’il avait reçue la nuit précédente.
« La Sûreté les a captées aussi.
— Cela concerne le C.C., dit Val, fronçant les sourcils. Cela provient du Dehors ; peut-être même des jardins. »
Ils survolaient des vergers et des champs à triple récolte, mélange de plantes à tige, de treilles et d’herbes. Le regard du Bricoleur passa du diagramme à la vitre. Devant lui s’étendait la chaîne de montagnes, des douzaines de pics, dont les plus hauts s’ornaient d’une calotte glaciaire blanche.
Chapitre II
Le champ de Ritgen
En s’éveillant à la plaisante lumière de l’été, Fleur dressa la tête et sourit de tout son pollen à ses voisins verdoyants. Il leva les yeux vers le soleil et contempla la Splendeur, le monde orangé de la pieuvre rouge, l’or chatoyant et le pourpre éteint. Les bras lui démangeaient. Ses orteils cherchèrent à tâtons la moiteur de la terre. Le soleil partagea avec son esprit-fleur de Grandes Vérités. Son âme se déploya. Ravissement. Extase que l’automne vint troubler. Où étaient ses abeilles ? Le pollen était perdu. Les actiniques brunirent son vert feuillage. Ses orteils las relâchèrent leur prise. Où étaient ses abeilles ? Fané, desséché, il revint à la terre sans s’être reproduit, et recommença le cycle de l’azote, inassouvi. Une âme de fleur quitta le monde.
Doberman III descendit en décrivant un cercle, pour mieux voir. Le Bricoleur éprouva une nausée ; le suc gastrique acide remonta dans sa gorge. Un corps en décomposition gisait dans le jardin. II cl ail étendu sur le dos, nu. Des racines et des stolons envahissaient la peau d’un brun rougeâtre qui s’écaillait. Les orbites vides contemplaient le ciel.