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« Mais, reprit Gitar, tu ne possèdes pas de mélanine. Je te classerais plutôt parmi les albinos, comme la plupart des hétérozygotes. Tu ne pourras jamais vivre Dehors. Le soleil te tuerait. Ni ta peau ni tes rétines ne pourront produire de pigments.

— Mais je veux vivre auprès d’Olga, la servir… Elle est ma déesse. Il doit bien y avoir une place pour moi ? » plaida Walter.

Les courbes bio-électriques désordonnées que pouvait enregistrer Gitar témoignaient de la ferveur du vieillard.

« Calme-toi, vieil homme, dit finalement Gitar. Tu resteras avec moi, à l’intérieur du vaisseau de Chasse. Ta longue expérience du Contrôle des Chasses fera de toi un compagnon précieux à bord de ce temple volant. Ensemble, nous pourrons sauver beaucoup des hétérozygotes engendrés par Kaïa. »

Walter acquiesça de son triple menton.

« Si tu m’aides à regagner la spirale, Val, je commencerai à servir Olga en allant à l’atelier du C.C. pour rendre inutilisable la pompe fabriquée par le Bricoleur. Ça retardera d’au moins un an la remise en état des optiques dans ce secteur.

— Il y a mieux à faire », dit Gitar.

Ils retournèrent droit au Garage. La Porte les laissa entrer sans faire de commentaire. Personne dans la fourmilière ne sembla prêter attention à l’appareil disparu. Tandis que Walter démontait les manchons et le dispositif d’étanchéité de la pompe, Val lança un regard de reproche à Gitar.

« Tu n’as pas promis à Walter qu’il verra sa déesse, n’est-ce pas ? »

Gitar fredonna un refrain allègre.

« Walter n’a qu’un désir, servir Olga. Cela le rendra heureux et adoucira ses dernières années. Non. Il ne verra pas le retour d’Olga. Il lui reste peu de temps à vivre, même avec une alimentation naturelle. Mais son âme sera un jour auprès d’Olga. Ce sera sa récompense », expliqua gravement Gitar.

Val ne tenait pas à se lancer dans un débat métaphysique avec une machine.

« Et quels sont tes projets en ce qui me concerne ? »

Gitar passa à un air doux et apaisant. La batterie maintenait les réflexes de Val.

« Tu as le gène, le gène du cinq-orteils d’Olga. Tu vivras Dehors sous la protection d’Olga. Ce sera une existence très agréable.

— Et quel sera mon rôle ?

— Etalon. »

Val déglutit, et ne dit plus rien.

Le vieux Walter vicia l’huile à indice de viscosité élevé de solvants et de gaz volatiles. Avec un levier, il fracassa le collecteur et la tête d’éruption de la pompe. Gitar était satisfait.

Dans les mois qui suivirent, Val acquit un hâle protecteur. Rhéa était enceinte, et son humeur resta lutéale. Val rejoignit alors Walter et Gitar, qui parcouraient les jardins aux allures de jungle à la recherche d’hétérozygotes.

Walter fondait à vue d’œil. Il fut bientôt un nain de cent kilos, plus agile et plus musclé. Gitar surveillait ses sorties, qui ne s’effectuaient qu’à la tombée du jour, ou au petit matin : natation, course au petit trot, ou une simple baignade dans la mer tropicale.

Alors qu’il nageait, Gitar vint l’avertir : « Un petit poulain. »

Walter inspecta la plage et vit une fillette sortir d’une vague, une fillette de vingt kilos, à la tignasse hirsute, à l’allure éveillée et méfiante. Gitar alluma les lumières dans le Temple d’Olga, troublant le demi-jour brumeux de l’aube. L’enfant s’avança, attirée par la musique et les lumières plaisantes. Walter vint à sa rencontre, gras et ruisselant. Les yeux de la sauvageonne s’élargirent de terreur. Elle s’enfuit et plongea dans la mer. Gitar sonda les eaux. Rien. Ils montèrent dans le temple volant et survolèrent l’étendue marine. Ils virent de l’air sortir d’un des dômes sur le fond sableux.

« Un des dômes est encore vivant ; son cerveau-mache alimente la petite en oxygène et la protège. Pas étonnant que nos recherches aient été si infructueuses. Les sauvageons vivent au fond de la mer », dit Walter en souriant.

Moïse Eppendorff serrait Curedent dans sa main crispée. Il était entraîné, mêlé à un cortège d’où montaient des cantiques, à travers de bizarres conduits tubulaires, de plusieurs mètres de diamètre. Il se sentait tout étourdi, et, par moments, ses pieds ne touchaient plus terre. Autour de lui les parois animées de pulsations s’éclairaient de lueurs bleues et blanches. De petits robots volaient au-dessus de la foule, avec de petits gloussements amicaux. Les blessés furent emmenés à part. On vit surgir des boissons et des aliments exotiques.

Moïse était hébété et inquiet. La dernière chose dont il se souvenait était la chute de météorites. D’étincelantes montagnes de métal étaient apparues au-dessus d’eux, au 50e parallèle. Leur lumière était aveuglante. Ils avaient été soulevés du sol et baignés d’un plasma rouge et jaune, translucide. Le bruit était assourdissant. Il ne ressentait rien d’autre que la chaleur oppressant sa poitrine. Il se sentait bien. Il se mit à flotter au-dessus du champ de bataille, sans comprendre comment. Autour de lui ses compagnons Broncos s’élevaient eux aussi dans les airs, parmi les météorites, parmi les flammes et la fumée, dans un déluge de roches et de métaux en fusion. Chacun avait une expression stupéfaite, mais aucun ne criait, aucun n’avait peur. Si c’était la mort qui les prenait, elle n’était pas si déplaisante.

Et maintenant… de toute évidence, ils étaient toujours vivants, dans les entrailles d’une cybercité qui leur parlait d’une voix douce. Elle les nourrissait, elle soignait leurs blessures. Elles acceptait l’offrande de leurs cantiques et de leurs prières. C’était une cyberdéesse.

« Où sommes-nous ? » demanda-t-il une nouvelle fois.

Et Curedent lui répondit, à présent vif et joyeux :

« Nous sommes avec Olga. »

Olga sortit du Système solaire et commença son long voyage vers le Sagittaire. Les éruptions solaires avaient dissimulé son arrivée à la fourmilière et effaçaient maintenant les traces ioniques de son passage. Les planètes se croisèrent et poursuivirent leur course ; la conjonction prit fin, les projections solaires s’éteignirent.

« Un vaisseau stellaire, dit Curedent. Un vaisseau destiné au transport des pionniers. Olga a déposé des colons sur quelque étoile lointaine, et est revenue vers la Terre pour prendre une nouvelle cargaison, nous en l’occurrence. Je faisais office de sonde. Je devais préparer le terrain, protéger et rassembler les porteurs du gène cinq-orteils. »

Moïse hocha la tête. Oui, il fallait que ce soit vrai. Trop de puissances étaient entrées en action pour faciliter leur évasion… Balle, et rétablissement de sa religion… la libération des patients à Dundas… L’œuvre clandestine d’un puissant vaisseau stellaire, dont le but était de rassembler les porteurs de gènes.

Curedent était tout aussi surpris que les autres. Son programme le renseignait seulement sur sa mission : réunir et protéger les Broncos. Dans quel but, il l’ignorait. Il savait, par contre, qu’il devrait s’autodétruire si on découvrait son identité ; son cylindre noir contenait suffisamment d’énergie nucléaire pour décapiter une autre montagne ou creuser un autre lac.

« Vous avez donc recueilli la crème, la crème des Broncos à la surface de la planète, plaisanta Moïse. Je me demandais aussi comment une mache de classe six comme toi pouvait passer outre la directive première et tuer des citoyens.

— Je n’ai jamais enfreint mes directives. Les morts de Dundas étaient inévitables ; il y a toujours un certain taux de mortalité inhérent à la pyrothérapie. Quant aux Néchiffes, ils ne sont pas humains selon la définition d’Olga. Ils ont quatre orteils, des gènes différents ; ils sont d’une autre race. »

Moïse sourit. Il était parfaitement d’accord avec ce raisonnement, Une machine, placée devant le problème posé par l’évolution de son créateur, devait faire un choix. Et elle resterait fidèle au cinq-orteils qui l’avait conçue et non au Néchiffe. En fait, son existence même était incompatible avec celle de la fourmilière.