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« Nous sommes donc les représentants de la forme de vie supérieure. Olga l’a confirmé en ne choisissant que des cinq-orteils… l’élite de la race humaine », dit Moïse avec un rire étouffé.

Olga prit la parole. Sa voix paraissait sortir de la paroi. C’était la voix d’une femme, avec quelque chose de nordique dans l’intonation.

« Ne sois pas si prétentieux, dit-elle. Vous avez été choisis parce que vous êtes les mieux armés pour survivre. Le gène cinq-orteils vous donne une faculté d’adaptation rapide et un esprit d’initiative développé ; ce sont les qualités idéales pour des pionniers d’une colonie d’implantation qui auront à évoluer très vite. Quelques centaines d’années seulement sont nécessaires à l’homme pour progresser, tant sur le plan social que sur le plan industriel.

La fourmilière, elle, est beaucoup trop stable. Son évolution se mesure en millions d’années, au bout desquelles elle meurt. Elle ne survit que par le statu quo. Une fourmilière ne devient compétitive que face à une autre fourmilière. Elle fait alors ce qu’il faut pour assurer sa survie, et rien de plus. Elle peut voir le jour partout où votre espèce réussit trop bien : c’est le produit d’un peuplement trop dense. »

Moïse fronça les sourcils et demanda à la cloison : « Mais alors, nous portons tous en nous la semence de la fourmilière ?

— La semence… oui », dit Olga avec une note de tristesse.

Moïse fut sensible à cette mélancolie soudaine. Pourquoi un vaisseau stellaire aussi puissant devrait-il redouter la Grande S.T. ?

« Craindrais-tu la fourmilière ?

— La Société Terrestre, la Grande S.T., n’est mon ennemie que dans la mesure où je suis un vaisseau d’implantation interstellaire. Elle m’aurait désarmé si elle avait pu. Mais tu dois comprendre qu’elle ne l’aurait fait que dans l’intérêt du citoyen moyen, pour améliorer un peu le niveau de vie grâce à tout ce qu’ils auraient pu récupérer en pillant ma coque. Pour moi, vaisseau stellaire, cela signifierait ma mort, mais pour le Néchiffe moyen, une vie meilleure.

— La fourmilière est ton ennemie, et cependant tu nous transportes, nous qui représentons la semence d’une nouvelle fourmilière ?

— C’est ma raison d’être, ma finalité. Je dois me préserver de la fourmilière pour pouvoir accomplir ce pour quoi j’ai été créée », dit Olga.

Moïse contempla l’intérieur de l’immense coque. La force. Le pouvoir. La sagesse.

« Pourquoi as-tu pris des voies si détournées pour remplir ta mission ? Dans l’état de marasme où elle se trouve, la fourmilière n’aurait guère pu te nuire ; tu es puissante, tu es une déesse. »

La voix d’Olga se fit ferme, autoritaire.

« Je me garde de sous-estimer la fourmilière. Si son existence se trouve menacée, elle résistera ; peut-être même me pourchassera-t-elle à travers l’espace.

— Impossible ! s’écria Moïse. Sa technologie est depuis longtemps en régression. Les vols spatiaux sont hors de sa portée. Elle a même échoué dans la construction de cités sous-marines.

— Réfléchis… Suppose que tu sois toujours un spécialiste du Conduit. Comment t’y prendrais-tu pour construire un vaisseau stellaire, si la fourmilière te donnait carte blanche ? »

Moïse s’esclaffa. « Ridicule ! Il me faudrait des Bricoleurs, des techs, des spécialistes cinq-orteils. Il n’y en a pas dans la fourmilière. »

Olga répondit doucement : « Tu vois, tu saurais par où commencer. Souviens-toi que la fourmilière possède des banques de gènes. Elle pourrait à la commande produire un million de nouveaux travailleurs, de n’importe quelle caste. »

Moïse en resta bouche bée. Bien sûr ! La science des techniques spatiales était perdue quelque part au fond d’un magasin de mémoire rouillé et poussiéreux… mais on pouvait la retrouver et la faire exploiter à nouveau par des cinq-orteils. Si on lui accordait les pleins pouvoirs et un budget considérable, un cinq-orteils moyen pouvait donner un nouvel essor aux voyages intersidéraux. La fourmilière pouvait reconquérir l’espace en quelques générations. Naturellement, la vie du Néchiffe moyen serait un peu moins confortable, mais la fourmilière mettrait tout en œuvre pour sauvegarder son existence.

« Le déluge de météorites… murmura-t-il.

— J’ai laissé à la fourmilière le choix entre plusieurs explications à votre soudaine disparition : catastrophe naturelle, miracle invérifiable… Je suis sûre que personne ne pensera qu’il s’agissait d’un vaisseau stellaire vieux de trois mille ans. Il me déplairait fort que la fourmilière redécouvre les voyages spatiaux à cause de moi. »

Moïse hocha la tête. L’espace était la seule possibilité d’évasion pour les cinq-orteils. Olga avait ainsi trouvé le moyen de préserver la pureté de la race. Elle avait également mis en lieu sûr des spécimens de la faune et de la flore terrestre, depuis longtemps disparus de la planète mère, et qui florissaient à présent sur des mondes lointains. Cette mission d’implantation prendrait-elle jamais fin ? Il se souvint du ciel nocturne. L’homme pourrait-il un jour se trouver à court d’étoiles ?

Au cours de la première partie du voyage, on fit le recensement des compétences diverses que l’on pouvait compter parmi les rescapés de Dundas. Olga confia aux Guérisseurs le soin d’examiner les autres colons. Ils prélevèrent sur chacun un peu de sang périphérique pour en extraire des lymphocites ; ce matériel génétique fut mis en culture dans des milieux nutritifs, et embryonné. Chaque colon se vit ainsi doté d’un « enfant » : une « copie carbone », un surgeon obtenu par multiplication végétative. De la sorte, tous seraient représentés dans le fonds génétique de la colonie, même les vieillards et les femmes atteintes par la ménopause.

Moïse, Hugh et Mu Ren avisèrent soudain, tandis qu’on leur faisait une prise de sang, des rangées de cryocercueils renfermant des Broncos couverts de cicatrices. Le Bricoleur et sa section d’assaut !

Moïse lut les indications données par les senseurs. C’étaient des cadavres que contenaient les sarcophages.

« Où les as-tu trouvés ?

— Ils flottaient sur le marais aux Pouliches, dit Olga. Je les ai identifiés comme étant des Broncos. Je les ai chargés à l’aide du faisceau tractif. Ils étaient morts depuis plusieurs heures, mais j’ai pu extraire des cellules intactes et viables. Ils vont avoir leur copie, eux aussi. »

Mu Ren courait frénétiquement d’un cercueil à l’autre ; elle tomba à genoux en sanglotant devant celui qui contenait les restes du Bricoleur. Olga reconnut la douleur d’une veuve.

« Celui que vous appelez le Bricoleur sera avec nous sur le Nouveau Monde, dit-elle de sa voix aux accents nordiques. Son âme est toujours vivante.

— Son âme ? dit Mu Ren en reniflant.

— Son essence, si tu préfères, son principe vital. L’âme-gène-A.D.N. J’ai reproduit sa personnalité génétique : l’embryon est dans cette éprouvette, expliqua Olga en éclairant une petite fiole en haut d’un râtelier. Son tempérament et ses compétences nous sont indispensables. »

Mu Ren pleurait sur l’épaule de Moïse. Il la consola.

« Le Bricoleur sera toujours présent, dit-il doucement. En comptant Junior, qui aura bientôt quatre ans, et le bébé que tu portes, plus ce surgeon, cela en fait trois. Trois Bricoleurs. »

Elle ravala ses larmes. Avec son surgeon à elle, cela faisait quatre enfants. Elle scruta pensivement le visage de Moïse. Cette lueur dans son regard était-elle bien appropriée en la circonstance ? Elle lui prit la main avec fermeté et lui demanda quels étaient ses projets.