C’est ainsi qu’en mars 1954, lorsque le groupe des Républicains-sociaux se constitua pour maintenir la cohésion entre les anciens élus du Rassemblement du Peuple français, mis en sommeil, Louis Vallon, député de Paris — pour des raisons d’humeurs et d’affinités — refusa d’y adhérer et s’inscrivit au groupe des Indépendants d’Outre-Mer.
À peu de temps de là. Vallon est reçu par de Gaulle qui s’étonne de ce choix :
« Qu’est-ce que vous êtes allé faire au milieu de tous ces Africains ? Vous n’avez rien de commun avec eux !
— Oh si, mon Général, nous avons un point commun ! Eux sont noirs tout le temps, et moi je ne le suis que de temps en temps. »
Durant l’été de 1958, le gouvernement de Charles de Gaulle, doté, pour six mois, des pleins pouvoirs, met les bouchées doubles pour remettre debout « la baraque » : réforme judiciaire, statut des fonctionnaires, réforme de l’enseignement, ordonnances diverses…
En Conseil des Ministres, ce jour-là, on aborde les projets financiers, et les Ministres ont eu bien peu de temps pour examiner un ensemble complexe de mesures.
Guy Mollet s’insurge :
« Mon Général, vous avez voulu que soit temporairement supprimé le contrôle parlementaire. Bon. Mais où allons-nous si le contrôle gouvernemental disparait lui aussi ?
— Prenez exemple sur M. Pinay qui se sacrifie et demande lui-même des impôts nouveaux… »
À Baumgartner, gouverneur de la Banque de France, il dira plus tard :
« Je vendrai la purge aux Français, mais je leur vendrai aussi l’espérance. »
À l’ambassadeur Léon Noël qui lui demande :
« Que pensez-vous de Vincent Auriol ? », de Gaulle répond malicieusement :
Avez-vous vu le calendrier ? Oui ?… Alors, mon ami, je vous répondrai simplement que nous sommes dans la “semaine de bonté”. »
À Henri Duvillard, Ministre des Anciens Combattants, qui lui suggère de faire, du 8 mai, date anniversaire de la capitulation de l’Allemagne, un jour férié, de Gaulle riposte :
« Vous n’y pensez pas ! Des jours fériés, en France, il y en a bien assez comme ça ! »
De retour de Côte-d’Ivoire où il représentait le chef de l’État et le gouvernement aux cérémonies de l’indépendance, le 7 août 1960, André Malraux rend compte de sa mission devant le Conseil.
Comme à son habitude, il se laisse très vite emporter par le lyrisme des images et la magie des mots : « C’était superbe !… Une foule énorme qui criait “Vive la France” et “Vive de Gaulle !”. Des drapeaux partout, fraternellement mêlés… Je me trouvais dans la voiture du chef de l’État, assis à sa droite, et seul avec lui sur le siège arrière. Les motards de l’escorte pétaradaient autour de nous, chevauchant des machines splendides… »
De Gaulle, qui sait l’ordre du jour chargé, interrompt malicieusement l’orateur :
« Il aurait été en effet surprenant, Monsieur le ministre d’État, que vous fussiez juché sur une motocyclette, et qu’un motard eut siégé aux côtés du président de la République… Abrégeons, si vous le voulez bien… »
De Gaulle, une fois de plus, est allé à la rencontre de la « France profonde »…
Cette fois-ci, c’est la Bretagne.
Le 9 septembre 1960, il est à Dinan ; puis, sur sa route, il visitera bourgades et villages où les populations lui réservent un accueil triomphal.
À Jugon, le maire, emporté par des envolées lyriques, prend de surprenantes libertés avec l’histoire, mariant Napoléon III à Joséphine de Beauharnais et le sacrant empereur bien avant la date :
« … Notre ville, mon Général, a eu l’honneur de recevoir, en 1838, l’empereur Napoléon III et Joséphine. Un siècle plus tard, nous avons accueilli le président Albert Lebrun. Aujourd’hui, nous saluons le Président Charles de Gaulle… »
Le ministre de l’Intérieur, M. Chatenet, qui est du voyage, glisse à l’oreille du Général :
« J’aimerais bien savoir qui est instituteur ici… »
À Rambouillet, les 28 et 29 janvier 1961, Harold Macmillan et Charles de Gaulle se retrouvent une nouvelle fois.
Le premier ministre britannique est venu plaider avec chaleur l’adhésion de son pays à l’« Europe des six ». De Gaulle, lui, n’en est pas partisan. L’Angleterre n’y est pas prête. Du fait de son économie, de ses marchés, de ses attaches avec le Commonwealth et les U.S.A., son entrée dans la Communauté européenne ferait émerger une autre Communauté, Atlantique celle-là, et sous tutelle américaine. L’Angleterre doit d’abord transformer ses structures, ses traditions, ses habitudes, apprendre à regarder vers l’Europe…[3]
Il le dit à Macmillan.
Lors du Conseil des Ministres du 19 mars, il prononce l’éloge funèbre des espérances européennes de Macmillan en des termes que rapporte Jean Lacouture :
« … Ce pauvre homme à qui je ne pouvais rien accorder avait l’air si triste, si abattu, que j’avais envie de lui mettre la main sur l’épaule et, comme Édith Piaf dans sa chanson, de lui dire : “Ne pleurez pas, milord…” »
Grand déjeuner, à l’École militaire, le 20 avril 1961, en l’honneur de Léopold Senghor, Président de la République du Sénégal.
En raison de la circonstance et du lieu, de Gaulle a revêtu son uniforme. Au dessert, il se penche vers Senghor :
« Et vous, monsieur le Président, avez-vous un uniforme ?
— Non, mon Général… Vous savez, je n’ai pas dépassé le grade de sergent…
— Oui, mais vous êtes Président. Alors faites-vous faire un uniforme. (Il interpelle Michel Habib-Deloncle, Secrétaire d’État aux Affaires étrangères.) Et vous aussi, cher ami, faites-vous faire un uniforme. (Une pause, et un éclair de malice dans l’œil.) On ne sait jamais ce qui peut arriver. »
Les grandes soirées, à l’Élysée, étaient l’occasion d’assauts d’élégance. Et si les hommes étaient condamnés au classique smoking ou à la queue de pie, leurs épouses, par contre, avaient à cœur d’exhiber les toilettes les plus mode, ce qui n’était pas à la portée de toutes les bourses. Aussi leur arrivait-il d’emprunter pour un soir, aux grands couturiers, la tenue appropriée, ce qui faisait l’affaire des uns et des autres. Or cela, de Gaulle ne l’ignorait pas.
C’est ainsi qu’un soir, complimentant l’épouse d’un ministre pour sa robe particulièrement élégante, il s’entendit répondre :
« Je suis très sensible à vos compliments. Général, mais je la portais déjà l’an dernier…
— Eh bien, madame, cela prouve au moins qu’elle est bien à vous… »
On sait avec quelle prudence et quel pragmatisme de Gaulle faisait progresser l’idée européenne ; à partir des données économiques, par paliers, sans brûler les étapes et en récusant les amalgames contre nature.
De l’Europe des Six, il disait :
« C’est un rôti. Le rôti, c’est la France et l’Allemagne. Avec un peu de cresson autour : c’est l’Italie. Et un peu de sauce dessus : le Benelux. »
Le Général n’était pas joueur par tempérament.
Il avait, dans sa jeunesse, tâté du bridge et des échecs (qu’il préférait, d’ailleurs) mais, sitôt que ses responsabilités, militaires ou civiles, culminèrent, il se refusa obstinément à tout jeu collectif.
À Jacques Vendroux, son beau-frère, il en avait donné la raison :
3
La presse britannique, très au fait des convictions du Général de Gaulle, ne se faisait aucune illusion. Rapportant qu’au cours de la partie de chasse organisée à l’issue des entretiens, Macmillan avait tué 77 faisans, un journaliste de l’
« Il est peu probable qu’il revienne avec autre chose… »