Mais, loin de la « maison », il se permettait des écarts. À un commensal qui, lors d’un déjeuner de chasse, s’émerveillait de voir son assiette déborder. De Gaulle confiait, en clignant de l’œil :
« Ici, ça m’est permis. »
Georges Pompidou rentre d’Autriche.
Devant le Conseil, réuni à l’Élysée ce 25 septembre 1965, le Premier Ministre rend compte de son voyage et de ses entretiens. Il conclut :
« Mon Général, le chancelier Klaus serait heureux de vous accueillir à Vienne. Il trouverait très utile que vous décidiez aussi de vous rendre dans les pays limitrophes, de l’autre côté du rideau de fer.
— « Oh ! là ! s’exclame De Gaulle. L’Autriche, la Hongrie, la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie… Si je visitais tous ces pays-là, on irait colporter que je me prends pour un Habsbourg ! »
Mis en ballottage, au premier tour des élections présidentielles, le 5 décembre 1966, De Gaulle « récupère » à une vitesse surprenante et, le 13 décembre, il inaugure la série de ses entretiens avec Michel Droit.
Il y est étincelant. Sa verve est torrentielle. Et, pourtant, les premiers échanges avaient mollement démarré…
L’enregistrement terminé, il se lève et déclare à Michel Droit :
« Vous voyez, une fois lancé, j’aurais bien continué à jaspiner comme ça pendant des heures… »
En février 1967, des accords sont signés entre le général Ailleret et le général américain Lemnitzer, commandant suprême interallié en Europe, qui définissent les modalités de la coopération entre les deux commandements.
Pour fêter l’entente retrouvée. De Gaulle convie Lemnitzer à une chasse à Rambouillet.
Jean Lacouture raconte :
« On est dans les tirés. De Gaulle, sans arme comme toujours, montre au visiteur un faisan en plein vol. « Tiens, murmure Lemnitzer, je croyais qu’il n’y voyait plus… » L’Américain épaule, et, pivotant sur lui-même, pour garder le gibier dans sa mire, se trouve presque face à de Gaulle qui, écartant le canon du fusil, lui lance : « Vous auriez été bien emmerdé si vous m’aviez atteint… »
L’année 1968 débute dans le calme et l’euphorie. De Gaulle a mené à bien, à une réforme près, le programme qu’il s’était assigné. La politique est au beau fixe, l’économie tourne, la France ronronne. Et de Gaulle confie à François Flohic, son aide de camp :
« Tout ça ne m’amuse plus beaucoup… Il n’y a plus rien de difficile à faire, ni rien d’héroïque à accomplir. »
Au printemps de 1968, le monde étudiant entre en ébullition en Allemagne, aux États-Unis, en Italie…
Les prétextes sont divers mais le fond de l’agitation est le même : son présent ennuie la jeunesse et son avenir l’angoisse…
À tour de rôle, Michel Debré, Olivier Guichard, Alain Peyrefitte s’en entretiennent avec le Général : tôt ou tard, la vague déferlera sur nous…
De Gaulle n’en disconvient pas mais, pour l’heure, il affiche un certain fatalisme :
« Nous verrons bien… De toute façon, je suis quelqu’un sur lequel il a tellement plu !… »
Il arrivait, au Président de la République, de reprocher à certains de ses ministres un trop grand mutisme face aux légitimes interrogations et demandes d’éclaircissements de l’opinion publique.
Louis Terrenoire a noté qu’il avait ainsi apostrophé l’un d’eux, au début d’un Conseil des ministres :
« Monsieur le Ministre, j’aurai beaucoup de plaisir à vous entendre sur ce sujet qui semble vous préoccuper et dont vous vous gardez bien de parler. »
De Gaulle se méfiait des technocrates et, plus généralement, de ceux qui, excipant d’une spécialité maîtrisée, s’aventuraient à échafauder des théories générales grandioses.
« Les techniciens, disait-il, il faut s’en servir, mais il ne faut pas les écouter. »
Gaston Palewski, qui fut, à Londres, l’un des premiers compagnons du Général, puis son ministre, était fort bel homme et homme d’esprit, une conjonction à laquelle les femmes ne sont pas insensibles.
Retour de Rome où il avait été, trois années durant, notre ambassadeur, il assistait à une réception, à l’Élysée, et de Gaulle, qui faisait le tour des salons pour serrer quelques mains, l’avisa soudain, assis dans un profond divan en compagnie de trois jolies femmes. Il s’approcha de lui :
« Alors, Palewski, on se croit toujours en gondole ?… »
Réclamé partout, fêté par les plus illustres, ovationné par des foules immenses, De Gaulle a parcouru le monde : le Mexique, l’Amérique du Nord et du Sud, l’Allemagne fédérale, l’Italie, la Pologne, le Cambodge, l’Iran, l’U.R.S.S., le Québec…
Un soir, il confie à André Malraux :
« Au fond, mon seul rival, à l’échelle planétaire, c’est Tintin ».
De Gaulle, on le sait, ne vécut toute sa vie que de son traitement modeste de général de brigade.
Lorsqu’il quitta la Présidence de la République, le 28 avril 1969, ses plus proches collaborateurs, qui savaient la modestie de ses ressources, le pressèrent d’accepter la rente que l’État verse automatiquement aux anciens Chefs de l’État.
Il leur répondit :
« Assurément, je suis un ancien combattant qui prend sa retraite. Mais, sincèrement, voyez-vous le général de Gaulle accepter un bureau de tabac ?… »
L’année 1969 s’achève.
Invité par le Général à lui rendre visite, Michel Droit est à La Boisserie.
On déjeune.
Avec le café, de Gaulle propose un cigare à Michel Droit :
« Je vous remercie, mon général. Je ne fume pas.
— Moi non plus. J’ai arrêté… (Il réfléchit)… il y a vingt-deux ans. J’avais annoncé que je le ferais : je n’ai plus pu reculer…
— C’était le 28 novembre 1947, précise Mme de Gaulle, le jour de la mort du général Leclerc. »
Le Général hausse les épaules :
« Ça n’avait aucun rapport… (Il se tourne vers Michel Droit). J’ai remplacé le tabac par les réussites. »
Mme de Gaulle sourit :
« Le pluriel est de trop… Il fait toujours la même. »
Dans le salon de la Boisserie est accroché un tableau qui représente une poignée de soldats de l’an II, misérables, en guenilles, mal armés, mais marchant résolument au combat.
« Ce sont les volontaires de la France libre » avait accoutumé de commenter de Gaulle.
LE SARCASME ET L’IRONIE
Réunion de travail, le 9 octobre 1941, entre de Gaulle, Churchill et leurs collaborateurs immédiats.
Au menu : la situation au Proche-Orient, les rapports franco-britanniques, l’emploi des troupes françaises en Libye…
Sur tous ces sujets, les occasions de monter au créneau n’ont pas manqué au Chef de la France libre, tant et si bien que Churchill finit par exploser :
« Je crois que, foncièrement, vous êtes anti-anglais !
— Si je suis anti-anglais, vous ne vous demandez pas pourquoi je ne suis pas Chef d’État-Major du Maréchal Pétain ?
— Parce qu’il n’aurait pas voulu de vous ! »