« Il faut en sortir, mon Général ! Allez voir Coty, démontrez-lui que la situation présente est sans issue. C’est un homme raisonnable, il vous écoutera. Et, après votre entretien, c’est lui, vous verrez, qui quittera l’Élysée ! »
De Gaulle retire ses lunettes et regarde Guichard avec un sourire un peu narquois :
« Mon pauvre Guichard, vous faites fausse route… Coty, en effet, m’écoutera. Il sera de mon avis. Mais, à l’Élysée, ça ne se passera pas du tout comme vous l’imaginez. Il y a les huissiers…
— Les huissiers ?
— Mais oui, Guichard. Les huissiers sont pour le régime. »
Mai 58…
Brutalement réveillée par les événements qui se déroulent à Alger, la classe politique française s’agite… Le coup de pied dans la fourmilière.
Rue de Solférino, où séjourne le Général, les visiteurs se succèdent. Non sans arrière-pensées…
L’un d’eux expose qu’au Palais-Bourbon, nombreux déjà sont les députés qui évoquent un appel au Libérateur.
De Gaulle goguenard :
« Citez-m’en un seul qui ait osé prononcer mon nom à la tribune ! »
Pierre Pflimlin, président du Conseil depuis le 12 mai 1958, rend visite à de Gaulle, le 22, sur le conseil d’Antoine Pinay.
Devant « l’homme du dernier recours », il développe les procédures constitutionnelles qui permettraient au Président Coty, éventuellement, de faire appel « au plus illustre des Français » ; mais auparavant, ajoute-t-il, il est indispensable que le Général désavoue la « rébellion » gaulliste de Corse qui n’a pas les mêmes excuses que celle qui s’est déclenchée en Algérie.
Mais de Gaulle ne tombe pas dans le piège et rétorque, angélique :
« Je préfère rétablir l’ordre que condamner le désordre. »
Début juin 1958, un journal du soir commente la situation :
« En revenant au pouvoir par les voies légales, de Gaulle a fait avorter le coup d’État qui se fomentait à Alger. »
De Gaulle le lit et ricane :
« Le coup d’État ?… Quel coup d’État ?… Il n’y avait plus d’État !… (Une pause) J’aurais pu, tout au plus, faire un coup… »
À l’Élysée, Charles de Gaulle se sentait mal à l’aise. L’homme des grands espaces et des nobles perspectives se fût senti « chez lui » dans le triangle Invalides — École militaire — Val de Grâce, ou bien à Vincennes, où il rêva de s’installer… — Versailles ? « Ce serait excessif » avait-il dit. À l’hôtel de Biron ? Il aurait fallu y chasser Rodin, mais il jugeait « peu convenable » d’installer la République dans un bâtiment qu’elle avait volé aux dames du Sacré-Cœur.
Alors il s’était fait une raison. Et Jean Lacouture rapporte cette réflexion désabusée :
« On ne fait pas l’Histoire dans le 8e arrondissement… »
Dans un Conseil des ministres où il est question d’une demande de crédits pour le Fonds monétaire international, présentée par les Américains, il coupe l’exposé technique de Wilfrid Baumgartner, ministre des Finances :
« Venons-en au fait, Baumgartner. Ils veulent nous taper de combien ?… »
Emmanuel d’Astier de la Vigerie est reçu à l’Élysée. Depuis un an, à l’instigation du Président, le gouvernement, dans tous les secteurs d’activité, « pousse les feux » de l’économie, multiplie les grands travaux, encourage d’ambitieuses et prestigieuses entreprises.
D’Astier s’en inquiète :
« Mon Général, la France vit au-dessus de ses moyens ! »
Et de Gaulle, qui s’insurge :
« Vous ne voudriez quand même pas que je fasse vivre la France au-dessous de ses moyens ! »
Certains nouveaux venus au Cabinet du Général eurent, au moins au début, quelques difficultés à comprendre que le respect des traditions et le goût de la grandeur s’alliaient chez de Gaulle, avec les réflexes d’un chef d’État moderne. Claude Dulong — qui fut Mme Jean Sainteny, trop tôt disparu pour la France et pour ses amis — nous raconte ainsi qu’ayant à accueillir, le lendemain, et à accompagner jusque dans Paris un chef d’État étranger, de Gaulle s’était enquis :
« Comment voyez-vous les choses ? »
À quoi on lui avait répondu :
« Eh bien, mon Général, on va vous donner la garde à cheval…
— La garde à cheval ? Au xxe siècle !… Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse derrière la garde à cheval ? Je ne me nourris pas de crottin ! »
M. Segni, Président du Conseil italien, et M. Pella, son ministre des Affaires étrangères sont à Paris, le 20 mars 1959, et, à l’Élysée, ils ont de cordiaux entretiens avec le Président français.
Le lendemain, de Gaulle en fait la relation à Roland Nungesser, Secrétaire d’État à l’Économie et aux Finances, chargé des Affaires internationales, et il y ajoute ses commentaires :
« L’Italie, c’est notre IVe République… En Italie, il y a d’abord le pape. C’est solide, le pape. Ça existe ! Et puis il y a le gouverneur de la Banque d’Italie. C’est très solide, le gouverneur de la Banque d’Italie. C’est sérieux. Et enfin il y a le Général des carabiniers. C’est solide, ça aussi ! Le Général des carabiniers, ça compte ! Eh bien, avec ces trois-là, toute l’Italie tient debout… »
L’ordre du jour de ce Conseil des Ministres est très chargé en « broutilles » et problèmes de troisième ordre. Et de Gaulle prend la mouche :
« De Gaulle, messieurs, n’a pas été créé et mis au monde pour s’occuper du train-train ! »
Le Général, en visite à la Réunion le 9 juillet 1959, doit poser la première pierre d’un monument érigé, à Saint-Denis, à la mémoire des Français Libres de l’Île, morts au combat.
Il est 8 heures 30.
Le Général et Mme de Gaulle sortent de leur résidence, et le préfet les accompagne jusqu’à la voiture officielle.
Soudain, un ancien combattant surgit et court vers eux, toutes médailles brinquebalantes :
« Monsieur le Préfet ! Monsieur le Préfet ! On a volé la première pierre !…
— Quoi ? On a volé la première pierre ?
— Oui, monsieur le Préfet ! Elle a disparu !
— Mais c’est inqualifiable !
De Gaulle s’impatiente :
« Quelle affaire !… Bon. Mais sans doute est-il possible de trouver une seconde première pierre ? »
Autour de lui, tout le monde s’agite, et le temps passe…
Agacé, le Général se tourne vers Olivier Guichard :
« Guichard ! Trouvez-nous un pavé, quelque part, et qu’on en finisse ! »
En ce début d’année, nous rapporte Pierre Lefranc dans le très remarquable et très riche album : « De Gaulle — Un portrait » que Flammarion vient de publier, de Gaulle reçoit les journalistes accrédités à la Présidence de la République. Il s’adresse au directeur d’un quotidien de province dont les éditoriaux sont toujours très critiques à son égard :
« Savez-vous que je lis vos éditoriaux très régulièrement ? »
Embarras manifeste du directeur :
« J’en suis très flatté, mon Général. »
Et de Gaulle va le retourner sur le grill :
« Avez-vous une idée de ce que lisent de préférence les gens qui achètent votre journal ?
— Mais oui ! Nous avons fait faire des études très sérieuses… 60 à 70 % de ceux-là nous achètent pour les informations sportives et les faits divers…