Quant à Jean-Raymond Tournoux, qui l’a beaucoup approché et à qui l’on doit de nombreux et remarquables ouvrages, il précise :
« Si de Gaulle n’habille pas toujours la plaisanterie d’une légèreté zéphirienne, l’humour froid atteint des degrés insoupçonnés. La cocasserie burlesque alterne avec l’esprit le plus subtil et presque insaisissable. »
Plus près de nous, enfin, Jean d’Ormesson, dans son dernier ouvrage : « Garçon, de quoi écrire ! » met la dernière touche au portrait :
« … Quand le Général est revenu, j’ai beaucoup ri. Des moments exceptionnels. Je vous ai dit déjà que j’étais heureux de savoir que nous allions recommencer à emmerder le monde. D’ailleurs, il y a, dans le gaullisme, un côté qui me frappe et sur lequel on n’insiste pas assez : c’est son côté comique. Regardez les conférences de presse du Général : les bons mots, les descriptions humoristiques, le problème de sa succession, le voyage à Québec… C’était fabuleux… Il me semble qu’après lui, on a beaucoup moins ri. Je ne me souviens pas que Pompidou, Giscard ou Mitterrand aient autant fait se gondoler les journalistes et les foules. »
Mais « l’homme de Gaulle » n’était pas davantage dépourvu de ces sentiments dont beaucoup croient ou pensent qu’il n’était point habité ou, qu’au mieux, il les ignorait. Loin des estrades, des projecteurs, des tribunes et des micros, il manifestait une profonde bienveillance à l’égard de ses proches et de tous ceux qui lui semblaient la mériter. Préoccupé de justice sociale au point de mettre en balance — ce qu’il advint le 27 avril 1969 — son titre et ses fonctions, attentif au malheur des humbles, compatissant sans éclats ni ostentation, il veillait cependant, par pudeur naturelle et, parfois, par calcul délibéré, à ce que cet aspect de sa nature profonde ne fût pas sottement interprété comme un signe de faiblesse dans un monde et dans un temps dont il savait, mieux que quiconque, qu’il ne révère que les apparences et ne respecte que la puissance. L’ambassadeur Léon Noël qui fut, de 1940 à 1970, un collaborateur, un ami et un confident, l’a fort bien exprimé :
« … Sa haute taille, sa gravité habituelle, sa froideur apparente le faisaient apparaître à beaucoup comme inaccessible, lointain, glacial, insensible, indifférent. C’était là le contraire de la vérité. Homme du monde, il possédait ce qui avait manqué à Bonaparte : les bonnes manières, une courtoisie jamais en défaut… Il se montrait, en petit comité, plein d’attention pour ses hôtes, veillait à ce qu’ils ne manquent de rien, s’intéressait à leurs occupations, s’enquérait de leur santé, les questionnait sur leurs enfants, leur montrait qu’il n’avait oublié aucun détail de ce qui lui avait été répondu en de précédentes rencontres… La plupart des gens auraient été aussi incrédules qu’étonnés en nous entendant, nous, ses collaborateurs immédiats, affirmer que le Général « était gentil » et qu’il savait l’être avec beaucoup de délicatesse… »
Dans le même ordre d’idée, le président du Sénat belge, Paul Struye, dans un article confié à un quotidien bruxellois, renchérit :
« … La grandeur parfois accablante que lui donnait une dimension inusitée savait s’assouplir, se détendre et s’humaniser dans des entretiens familiers où il donnait libre cours à sa connaissance étonnante des hommes et des choses, à son esprit toujours en éveil, et à une délicatesse d’expression et de sentiments dont le charme envoûtant contrastait avec l’austérité qui émanait de ses attitudes, de ses regards et de ses propos. »
Ainsi donc, ce sont ces « trois de Gaulle » que vont évoquer ces anecdotes, ces bons mots, ces répliques, ces histoires glanés auprès de ceux qui l’ont côtoyé ou approché.
Plutôt que de les rapporter dans un ordre chronologique qui n’aurait pas, en la circonstance, grande signification, ou par thèmes, ce qui, à la longue, risquerait d’être fastidieux, j’ai choisi de les classer par « humeur », et, à propos de chaque « humeur du Général », de partir du plus lointain pour finir par le plus récent.
La vraie difficulté a consisté à séparer le bon grain de l’ivraie. On ne prête qu’aux riches, c’est bien connu, et bon nombre des « histoires » qui se colportent à propos du Général sont apocryphes, — certaines totalement fausses et aisément décelables car elles ne cadrent pas avec le personnage, d’autres simplement douteuses ou fortement enjolivées. Toutes celles-là, je les ai, bien entendu, éliminées.
Parfois, et s’agissant de « mots » authentiques, plusieurs versions avaient cours. Je me suis efforcé de retrouver la bonne sans que je puisse absolument garantir d’y être parvenu.
Mais, pour toutes les anecdotes retenues, il m’a semblé important de les situer très précisément : par la date, par l’indication du lieu, par le nom et la qualité de l’interlocuteur ou du confident, par le rappel de la circonstance historique qui les motivait.
Outre que ce parti pris les authentifie, ces précisions et l’évocation du contexte nous livrent une autre lecture de l’Histoire, plus légère, assurément, mais profondément enrichissante et didactique.
Au bout du compte, ce qui apparaît, et de façon fulgurante, c’est que ces « mots du Général » sont étonnamment exemplaires : ils révèlent, mieux que beaucoup d’écrits et de discours, ce qu’était sa nature profonde, son tempérament, son caractère, ses sentiments. À travers ses imprécations et ses colères, ses traits d’esprit et ses sarcasmes ; à travers sa compassion et son humanité, c’est un de Gaulle authentique qui nous est donné à connaître, tel qu’il fut dans la réalité, et tel qu’il doit demeurer dans la mémoire collective des hommes.
L’HUMOUR
Aux jeunes officiers français, l’occupation de l’Allemagne, en 1919, offrait plus de sourires que de grimaces car les Allemands — et aussi les Allemandes — vouaient, aux vainqueurs, davantage de respect que d’animosité.
Le séduisant capitaine de Gaulle, qui fréquentait les salons de la meilleure société, n’était pas le dernier à en tirer un agréable parti. Dans une lettre à un ami, resté en France, il confiait :
« … Dur au combat, le Français est aussi galant avec les femmes. Ces deux comportements ont d’ailleurs le même objectif : la défaite de l’autre… »
Bien qu’il n’en parlât jamais, Charles de Gaulle, depuis son arrivée en Angleterre, le 17 juin 1940, tremblait pour sa femme et ses enfants, restés en France, à Préfailles, chez son frère Xavier de Gaulle. Il ne doutait pas qu’Yvonne remuât ciel et terre pour le rejoindre, mais par quelles traverses, quels périls ?…
Le 19 juin au matin, le téléphone sonne dans le bureau de Geoffroy de Courcel, chef de Cabinet du Général.
« Je suis là, dit une voix tranquille. Le Général est près de vous ? »
Elle était là, en effet, sur un quai de Falmouth où le dernier chalutier, en partance de Bretagne, venait d’accoster.
Bouleversé, Courcel courut en informer le Général.