– Aujourd’hui, papa, on dit un écrivain.
– On ne dit pas auteur? Je ne savais pas. C’est bon, admettons, écrivain, mais voici ce que je voulais dire; bien sûr on ne te nommera pas chambellan parce que tu as écrit un roman, il ne faut même pas y penser, mais tu peux faire ton chemin: par exemple, devenir attaché quelque part. On peut t’envoyer à l’étranger, en Italie, pour rétablir ta santé, ou ailleurs pour achever tes études, qui sait; on te donnera des secours en argent. Bien entendu, il faut que de ton côté tu agisses noblement; que ce soit pour ton travail, pour un vrai travail que tu acceptes l’argent et les honneurs, et non n’importe comment, par protection…
– Mais ne fais pas trop le fier alors, Ivan Petrovitch, ajouta en riant Anna Andréievna.
– Et surtout qu’on lui donne au plus vite une décoration, mon petit papa, sinon, attaché, qu’est-ce que c’est que ça?»
Et elle me pinça à nouveau le bras.
«Elle est toujours en train de se moquer de moi, s’écria le vieux, en regardant avec orgueil Natacha dont les joues étaient enflammées et dont les petits yeux brillaient gaiement, comme des étoiles. Je me suis peut-être aventuré trop loin, mes enfants; j’ai toujours été ainsi…, seulement, sais-tu, Vania, quand je te regarde: tu es tout simple…
– Ah! mon Dieu! Mais comment faudrait-il qu’il soit, papa!
– Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais tout de même, Vania. Ton visage…, ce n’est pas du tout un visage de poète… Tu sais, on raconte que les poètes sont pâles, avec de longs cheveux, et quelque chose dans les yeux…, un Gœthe, ou quelqu’un d’autre dans ce genre…, j’ai lu cela dans Abbaddon… Eh bien quoi? J’ai encore dit une sottise? Voyez-moi cette gamine qui s’esclaffe à mes dépens! Moi, mes amis, je ne suis pas instruit, mais je peux sentir. C’est bon, ne parlons plus du visage, ce n’est pas encore un grand malheur; pour moi, le tien aussi est bien, et il me plaît beaucoup… Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire…, seulement sois honnête, Vania, sois honnête, c’est le principal; vis honnêtement, et n’aie pas trop bonne opinion de toi! La route est large devant toi. Fais loyalement ton travail; voici ce que je voulais dire, c’est cela précisément que je voulais dire!»
Quelle époque merveilleuse! Toutes mes heures libres, toutes mes soirées, je les passais chez eux. J’apportais au vieux les nouvelles du monde littéraire, des littérateurs auxquels brusquement, on ne sait pourquoi, il avait commencé à s’intéresser passionnément; il s’était même mis à lire les articles de critique de B… dont je lui avais beaucoup parlé et qu’il comprenait à peine mais qu’il louait avec enthousiasme et il se plaignait amèrement de ses ennemis qui écrivaient dans le «Bourdon du Nord». La vieille nous surveillait avec vigilance, Natacha et moi; mais elle n’avait pu nous surprendre! Un mot avait déjà été prononcé entre nous, et j’avais entendu Natacha, baissant la tête et ouvrant à demi ses lèvres, me dire, presque tout bas: oui. Mais les vieux eux aussi l’avaient su; ils avaient deviné, avaient réfléchi; Anna Andréievna avait longtemps hoché la tête. Cela lui paraissait étrange, effrayant. Elle n’avait pas foi en moi.
«Maintenant, c’est très bien, Ivan Petrovitch, vous avez du succès, disait-elle, et si brusquement vous n’en avez plus, ou qu’il arrive autre chose; que se passera-t-il alors? Si au moins vous preniez du service quelque part!
– Voici ce que je vais te dire, Vania, décida le vieux, après avoir longuement réfléchi: j’ai vu, j’ai remarqué, et même, je l’avoue, je me suis réjoui que toi et Natacha…, et il n’y aurait pas de mal à cela! Vois-tu, Vania: vous êtes encore très jeunes tous les deux et mon Anna Andréievna a raison. Attendons. Tu as du talent, je l’admets, un talent remarquable même…, ce n’est pas du génie, comme on l’a clamé tout d’abord, mais du talent, tout simplement (hier encore je lisais cette critique sur toi dans le «Bourdon», on t’y traite bien mal, mais aussi qu’est-ce que c’est que ce journal-là!). Oui! ainsi, tu vois: ça ne veut pas encore dire qu’on a de l’argent au mont-de-piété, le talent; et vous êtes pauvres tous les deux. Attendons comme ça un an et demi ou au moins un an: si ça va bien, si tu t’affermis sur ton chemin, Natacha est à toi; si tu ne réussis pas, juge toi-même!… Tu es un homme honnête; réfléchis!…»
Ils en restèrent là. Et un an après, voici ce qui arriva:
Oui, c’était presque exactement un an après! Par une claire journée de septembre, sur le soir, j’entrai chez mes vieux, malade, l’âme défaillante, et je tombai presque évanoui sur une chaise, si bien qu’ils prirent peur en me regardant. Mais si ma tête s’était mise à tourner alors, si mon cœur était navré au point que dix fois je m’étais approché de leur porte et dix fois m’en étais retourné sans entrer, ce n’était pas parce que je n’avais pas réussi dans ma carrière ni parce que je n’avais encore ni gloire, ni argent; ce n’était pas parce que je n’étais pas encore «attaché» et parce qu’on était bien loin de m’envoyer en Italie pour y rétablir ma santé; mais parce qu’on pouvait vivre dix années en une, et que durant cette année ma Natacha elle aussi avait vécu dix ans. Un infini se trouvait entre nous… Et voilà, je me souviens: j’étais assis devant le vieux, je me taisais et j’achevais de pétrir d’une main distraite les bords de mon chapeau déjà tout déformés; j’étais assis et j’attendais, je ne sais pourquoi, que Natacha entrât. Mon costume était minable et m’allait mal; j’avais maigri de visage et de corps, j’étais devenu jaune et pourtant j’étais loin de ressembler à un poète, et dans mes yeux ne se reflétait nullement cette grandeur dont s’était tant inquiété jadis le bon Nikolaï Serguéitch. La vieille me regardait avec une compassion non feinte et trop hâtive, et pensait à part soi: «Et dire que celui-ci a failli être le fiancé de Natacha. Dieu nous protège et nous ait en sa garde!»
«Eh bien, Ivan Petrovitch, voulez-vous du thé? (le samovar bouillait sur la table). Comment allez-vous, mon cher? Vous avez l’air bien malade», me demanda-t-elle d’une voix plaintive. Je l’entends encore.
Je la vois comme si c’était maintenant; elle me parle et dans ses yeux transparaît un autre souci, ce même souci qui assombrissait son vieux mari et qui l’occupait pour l’instant, assis devant une tasse de thé en train de refroidir et plongé dans ses pensées. Je savais qu’à ce moment-là leur procès avec le prince Valkovski qui n’avait pas très bien tourné pour eux les préoccupait beaucoup et qu’il leur était arrivé d’autres désagréments qui avaient abattu Nikolaï Serguéitch jusqu’à le rendre malade. Le jeune prince, qui était à l’origine de toute l’histoire de ce procès, avait, cinq ou six mois auparavant, trouvé l’occasion de rendre visite aux Ikhméniev. Le vieux, qui aimait son cher Aliocha comme son fils et parlait de lui presque chaque jour, l’accueillit avec joie. Anna Andréievna se souvint de Vassilievskoié et fondit en larmes. Aliocha se mit à aller les voir de plus en plus souvent, en cachette de son père; Nikolaï Serguéitch, honnête, ouvert, d’esprit droit, rejeta avec indignation toutes précautions. Par fierté, par noblesse, il ne voulut même pas penser à ce que dirait le prince s’il apprenait que son fils était de nouveau reçu dans la maison des Ikhméniev et intérieurement il méprisait tous ses absurdes soupçons. Mais le vieux ne savait pas s’il aurait assez de force pour supporter de nouvelles offenses. Le jeune prince vint les voir presque chaque jour. Les vieux passaient de bons moments avec lui. Il restait chez eux des soirées entières et bien après minuit. Bien entendu, le père, finalement, apprit tout. Cela donna lieu aux plus infâmes commérages. Il fit à Nikolaï Serguéitch l’injure de lui adresser une lettre effroyable, toujours sur le même thème, et il interdit formellement à son fils de rendre visite aux Ikhméniev. Ceci s’était passé quinze jours avant ma visite. Le vieux était tombé dans une profonde affliction. Comment! Mêler encore une fois sa Natacha, innocente et noble, à ces abjectes calomnies, à cette bassesse! Son nom avait déjà été prononcé de façon outrageante par l’homme qui l’avait insulté… Et laisser tout cela sans demander réparation. Les premiers jours, il s’alita de désespoir. Je savais tout cela. L’histoire m’était parvenue en détail, quoique ces derniers temps, depuis près de trois semaines, malade et déprimé, je ne me fusse pas montré chez eux, gardant le lit dans mon appartement. Mais je savais encore…, non! Je ne faisais encore que pressentir, je savais, sans y croire, qu’à part cette histoire il y avait quelque chose qui devait les inquiéter plus que tout au monde et je les observais avec une angoisse torturante. Oui, j’étais torturé; j’avais peur de deviner, peur de croire et de toutes mes forces je désirais éloigner la minute fatale. Et cependant j’étais venu uniquement pour cela. Ce soir-là, j’étais littéralement attiré chez eux!