– Mais c’est lâche, Masloboiev, m’écriai-je, que fais-tu de Nelly!
– C’est non seulement lâche, mais pendable, abject… C’est… C’est…, il n’y a pas de mot pour qualifier cela!
– Mon Dieu! Mais il devrait, au moins, assurer le sort de Nelly!
– Il devrait, oui! Mais comment l’y contraindre? En lui faisant peur? Pas de danger que ça réussisse: j’ai accepté son argent. J’ai moi-même, moi-même reconnu que toute la peur que je pouvais lui inspirer représentait deux mille roubles, je me suis moi-même estimé à ce prix! Comment veux-tu lui faire peur maintenant?
– Est-ce possible que la cause de Nelly soit perdue? m’écriai-je, presque au désespoir.
– Pour rien au monde! s’écria Masloboiev avec véhémence, et il tressaillit de la tête aux pieds. Non, je ne vais pas laisser passer ça comme ça! Je vais amorcer une autre affaire, Vania, j’y suis bien décidé! Quelle importance que j’aie accepté deux mille roubles? Je m’en moque. J’ai pris cela pour une offense, parce qu’il m’a roulé, le coquin, donc il s’est moqué de moi. Il me dupe, et par là-dessus il se moque de moi! Non, je ne peux pas supporter cela… Maintenant, c’est par Nelly que je vais commencer. D’après certaines observations, je suis entièrement convaincu que c’est elle qui tient le dénouement. Elle sait TOUT… Sa mère lui a tout raconté. Elle a pu le lui raconter dans la fièvre, dans les transes. Elle n’avait personne à qui se plaindre, Nelly se trouvait là, et c’est à elle qu’elle s’est confiée. Peut-être même que nous trouverons des papiers, ajouta-t-il en se frottant les mains de jubilation. Comprends-tu maintenant pourquoi je rôde par ici? C’est d’abord par amitié pour toi, cela va sans dire; mais surtout pour observer Nelly, et troisièmement, mon ami, que tu le veuilles ou non, il faut que tu m’aides, car tu as de l’influence sur Nelly!…
– Bien sûr, je te le jure, m’écriai-je et j’espère, Masloboiev, que c’est pour Nelly que tu feras tout cela, pour cette pauvre orpheline outragée, et non uniquement par intérêt…
– Pourquoi te demandes-tu dans l’intérêt de qui je travaille, ô bienheureux? L’essentiel, c’est d’atteindre son but. L’important, c’est la petite, bien entendu, l’humanité veut qu’il en soit ainsi. Mais ne me condamne pas sans appel si je m’inquiète aussi un peu de moi, mon petit Vania. Je suis pauvre, et qu’il ne s’avise pas d’offenser les pauvres gens! D’après toi, je devrais ménager un filou pareil? Plus souvent!»
Notre fête des fleurs ne fut pas réussie le lendemain. Nelly allait de plus en plus mal et ne put sortir de sa chambre.
Elle ne devait plus jamais en sortir.
Elle mourut quinze jours après. Pendant ces deux semaines d’agonie, elle ne put une seule fois revenir entièrement à elle ni se délivrer de ses étranges imaginations. Sa raison semblait troublée. Elle fut fermement convaincue, jusqu’à sa mort, que son grand-père l’appelait, qu’il était fâché de ce qu’elle ne vînt pas, qu’il frappait le sol de sa canne et lui ordonnait d’aller demander l’aumône aux braves gens pour acheter du pain et du tabac. Elle se mettait souvent à pleurer pendant son sommeil, et racontait à son réveil qu’elle avait vu sa mère.
Parfois, la raison semblait lui revenir. Un jour que nous étions seuls, elle se pencha vers moi et prit ma main dans sa petite main maigre et brûlante de fièvre.
«Vania, me dit-elle: quand je serai morte, marie-toi avec Natacha!»
Cette idée, je crois, la hantait depuis longtemps. Je lui souris sans répondre. Elle sourit alors aussi, me menaça de son petit doigt décharné avec un air malicieux et m’embrassa.
Trois jours avant sa mort, par un merveilleux soir d’été, elle demanda qu’on levât le store et qu’on ouvrît la fenêtre de sa chambre qui donnait sur le jardin; elle regarda longuement la verdure touffue, le soleil couchant et, brusquement, pria qu’on nous laissât seuls.
«Vania, me dit-elle d’une voix à peine distincte car elle était déjà très faible, je vais bientôt mourir, très bientôt, et je voulais te dire de ne pas m’oublier. Voici ce que je te laisserai en souvenir (et elle me montra un grand sachet qui pendait à son cou avec sa croix). Maman m’a laissé cela en mourant. Quand je serai morte, tu ôteras ce sachet, tu le prendras pour toi et tu liras ce qu’il y a dedans. Je leur dirai aujourd’hui qu’on ne donne ce sachet qu’à toi. Quand tu auras lu ce qui est écrit dedans, va chez LUI et dis-lui que je suis morte et que je ne LUI ai pas pardonné. Dis-lui aussi que j’ai lu l’Évangile il y a peu de temps; on y dit: «Pardonnez à tous vos ennemis.» J’ai lu cela et pourtant je ne LUI ai pas pardonné, car les derniers mots que maman m’a dits avant de mourir, quand elle pouvait encore parler, ont été: «JE LE MAUDIS.» Et moi aussi je LE maudis, pas à cause de moi, mais à cause de maman… Raconte-lui comment maman est morte, et comment je suis restée seule avec la Boubnova; raconte-lui que tu m’as vue chez la Boubnova, raconte-lui tout, tout, et dis-lui que j’ai préféré encore rester chez la Boubnova que d’aller chez lui…»
En disant cela, Nelly devint toute pâle; ses yeux brillaient et son cœur se mit à battre si violemment qu’elle se laissa retomber sur ses oreillers et resta plusieurs minutes sans pouvoir parler.
«Appelle-les, Vania, me dit-elle enfin d’une voix faible; je veux leur dire adieu à tous. Adieu, Vania!»
Elle me serra bien fort, bien fort dans ses bras pour la dernière fois. Tous nos amis entrèrent. Le vieux ne pouvait comprendre qu’elle allait mourir; il ne pouvait admettre cette idée. Jusqu’au dernier moment, il se disputa avec nous à ce sujet et assura qu’elle allait certainement se rétablir. Il était tout desséché d’inquiétude: il avait passé des jours entiers et même des nuits au chevet de Nelly. Les dernières nuits, il n’avait littéralement pas fermé l’œil. Il s’efforçait de prévenir le moindre caprice, le moindre désir de Nelly, et lorsqu’il sortait de chez elle, il pleurait amèrement; mais, une minute après, il se reprenait à espérer et à affirmer qu’elle allait retrouver sa santé. Il avait rempli sa chambre de fleurs. Un jour, il lui acheta un énorme bouquet de magnifiques roses blanches et rouges: il était allé les chercher loin pour en faire cadeau à sa petite Nelly… Tout cela agitait beaucoup l’enfant. Elle ne pouvait pas ne pas répondre de tout son cœur à cette affection que tous lui témoignaient. Ce soir-là, le soir où elle nous dit adieu, le vieillard ne voulut jamais que ce fût pour toujours. Nelly lui souriait et toute la soirée elle s’efforça de paraître gaie, elle plaisantait avec lui, riait même… En la quittant, nous espérions presque, mais, le lendemain, elle ne pouvait déjà plus parler. Elle mourut deux jours après.
Je vois encore le vieillard orner de fleurs son petit cercueil et contempler avec désespoir son visage émacié et sans vie, son sourire figé, ses mains croisées sur sa poitrine. Il la pleura comme on pleure un enfant. Natacha, moi, tous, nous essayâmes de le consoler, mais il était inconsolable, et il tomba gravement malade après l’enterrement de Nelly.
Anna Andréievna me remit le sachet qu’elle avait ôté du cou de Nelly. Dans ce sachet, se trouvait la lettre de la mère de Nelly au prince. Je la lus le jour de la mort de l’enfant. Elle maudissait le prince, lui disait qu’elle ne pouvait lui pardonner, décrivait la dernière période de sa vie, toutes les horreurs auxquelles elle abandonnait Nelly et le suppliait de faire quelque chose pour elle. «C’est votre enfant, écrivait-elle; c’est votre fille, et vous SAVEZ qu’elle est VÉRITABLEMENT VOTRE FILLE. Je lui ai dit d’aller vous trouver quand je serais morte et de vous remettre cette lettre. Si vous ne repoussez pas Nelly, peut-être que je vous pardonnerai LÀ-HAUT et qu’au jour du Jugement dernier je me dresserai devant le trône de Dieu et supplierai le divin Juge de vous remettre vos péchés. Nelly connaît le contenu de cette lettre; je la lui ai lue; je lui ai TOUT expliqué, elle sait TOUT, TOUT…»