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Tout le matin, je m’étais débattu avec mes papiers, les classant et les mettant en ordre. Faute de serviette, je les avais transportés dans une taie d’oreiller; tout s’était mis en tas et mélangé. Après, je m’installai pour écrire. À cette époque, j’écrivais encore mon grand roman; mais je n’avais pas le cœur à l’ouvrage; d’autres soucis encombraient mon esprit…

Je jetai ma plume et m’assis près d’une fenêtre. Le soir tombait, je me sentais de plus en plus triste. Diverses sombres pensées m’assaillaient. Il m’a toujours semblé qu’à Pétersbourg je finirais par périr. Le printemps approchait; il me semblait que j’allais revivre en sortant de cette coquille à l’air libre, en respirant l’odeur fraîche des champs et des bois; il y avait si longtemps que je ne les avais vus!… Je me souviens qu’il me vint aussi à l’idée qu’il serait bon, par sortilège ou par miracle, d’oublier complètement tout ce qui avait été, tout ce qu’on avait vécu ces dernières années; oublier tout, se rafraîchir l’esprit et recommencer avec de nouvelles forces. Je rêvais déjà à cela et j’espérais une résurrection. «Aller dans une maison de fous, au besoin, décidai-je finalement, pour que tout le cerveau se retourne dans la tête et se remette en place, et ensuite se guérir.» J’avais soif de la vie. Je croyais en elle!… Mais je me souviens que sur le moment même je me mis à rire. «Qu’est-ce que j’aurais donc pu faire après la maison de fous? Pas écrire des romans, toujours?…»

C’est ainsi que je rêvais et m’affligeais et cependant le temps passait. La nuit tombait. Ce soir-là, j’avais un rendez-vous avec Natacha; elle m’avait la veille convié instamment par un billet à venir la voir. Je bondis et commençai à me préparer. J’avais de toute façon envie de m’arracher au plus vite à cet appartement, fût-ce pour aller n’importe où, sous la pluie, dans la neige boueuse.

À mesure que l’obscurité gagnait, ma chambre devenait plus vaste, semblait s’élargir de plus en plus. Je m’imaginai que, chaque nuit, dans chaque coin, je verrais Smith: il serait assis et me regardait fixement, comme il regardait Adam Ivanovitch dans la confiserie, et Azor serait à ses pieds. Et juste à ce moment, se produisit un événement qui me fit une forte impression.

D’ailleurs, il faut être franc; était-ce dû à l’ébranlement de mes nerfs, à ces sensations nouvelles dans un nouvel appartement, à ma récente mélancolie, mais peu à peu et graduellement, dès l’approche du crépuscule, je commençai à tomber dans cet état d’âme qui me vient si souvent la nuit, maintenant que je suis malade, et que je nomme TERREUR MYSTIQUE. C’est la crainte la plus pénible et la plus torturante d’un danger que je ne peux définir moi-même, d’un péril inconcevable et inexistant dans l’ordre des choses, mais qui, immanquablement, à cette minute même peut-être, va prendre forme, comme par dérision envers tous les arguments de la raison, qui viendra à moi et se tiendra devant moi, comme un fait irréfutable, effrayant, monstrueux et inexorable. Cette crainte habituellement se renforce de plus en plus en dépit de toutes les conclusions de la raison, si bien qu’à la fin, l’esprit, encore qu’en ces instants il acquiert peut-être une plus grande lucidité, perd néanmoins toute possibilité de s’opposer aux sensations. On ne l’écoute pas, il devient inutile, et ce dédoublement accroît encore l’angoisse apeurée de l’attente. Il me semble que telles sont en partie les transes des gens qui craignent les revenants. Mais dans mon angoisse l’indétermination du danger renforce encore les tourments.

Je me souviens que je tournais le dos à la porte et que je prenais mon chapeau sur la table lorsque, brusquement, à cet instant précis, il me vint à l’esprit que lorsque je me retournerais, je verrais sûrement Smith; tout d’abord il ouvrirait doucement la porte, resterait sur le seuil et ferait du regard le tour de la pièce; ensuite, il entrerait silencieusement, tête basse, il s’arrêterait devant moi, fixerait sur moi ses yeux troubles et brusquement se mettrait à rire à ma barbe d’un rire silencieux, édenté et prolongé; tout son corps en serait ébranlé et serait longtemps secoué de ce rire. Toute cette apparition se dessina soudain dans mon imagination de façon extraordinairement claire et précise, et en même temps s’installa aussitôt en moi la conviction la plus inébranlable et la plus absolue que tout ceci s’accomplirait inéluctablement, que c’était déjà arrivé, que seulement je ne le voyais pas, car je tournais le dos à la porte, et que peut-être en cet instant même la porte s’ouvrait déjà. Je me retournai rapidement: la porte s’ouvrait en effet, doucement, silencieusement, exactement comme je me le représentais la minute d’avant. Je poussai un cri. Pendant longtemps, personne ne se montra, comme si la porte s’était ouverte toute seule; soudain sur le seuil apparut un être étrange: ses yeux, autant que je pus le distinguer dans l’obscurité, me regardaient fixement et avec insistance. Le froid envahit tous mes membres. À ma terreur extrême, je vis que c’était un enfant, une petite fille, et si cela avait été Smith lui-même, il ne m’aurait peut-être pas autant effrayé, que cette apparition étrange et inattendue d’une enfant inconnue dans ma chambre, à cette heure et dans un pareil moment.

J’ai déjà dit qu’elle avait ouvert la porte très silencieusement et très lentement, comme si elle craignait d’entrer. Après s’être montrée, elle s’arrêta sur le seuil et me regarda longtemps comme frappée de stupeur, enfin elle fit lentement deux pas en avant et s’arrêta devant moi, toujours sans dire mot. Je l’examinai de plus près. C’était une fillette de douze à treize ans, de petite taille, maigre et pâle comme si elle relevait à peine d’une grave maladie. Ses grands yeux noirs en brillaient avec d’autant plus d’éclat. De sa main gauche, elle maintenait un vieux châle troué qui couvrait sa poitrine, toute frissonnante encore du froid du soir. On pouvait vraiment qualifier ses vêtements de guenilles; ses cheveux noirs et épais, non lissés, pendaient en touffes. Nous restâmes plantés ainsi deux ou trois minutes, nous dévisageant mutuellement.

«Où est grand-père?» demanda-t-elle, d’une voix rauque à peine perceptible, comme si la poitrine ou la gorge lui faisait mal.

Toute ma terreur mystique s’envola à cette question. On demandait Smith; ses traces réapparaissaient soudainement.

«Ton grand-père? Mais il est mort!» lui dis-je à brûle-pourpoint, ne m’étant pas préparé à répondre à sa question, et je m’en repentis aussitôt. Une minute environ, elle resta debout dans la même position et, brusquement, elle se mit à trembler de la tête aux pieds, aussi violemment que si elle allait avoir une attaque de nerfs. Je la soutins pour l’empêcher de tomber. Au bout de quelques minutes, elle se sentit mieux et je vis clairement qu’elle faisait un effort surhumain pour me cacher son trouble.

«Pardonne-moi, pardonne-moi, petite fille! Pardonne-moi, mon enfant! dis-je, je t’ai annoncé cela si brusquement et peut-être que ce n’est même pas cela…, pauvre petite!… Qui cherches-tu? Le vieillard qui vivait ici?

– Oui, murmura-t-elle avec effort et en me regardant avec anxiété.