– Son nom était Smith?
– Ou-oui!
– Alors, c’est lui…, c’est bien lui qui est mort… Mais ne t’afflige pas, mon petit. Pourquoi n’es-tu pas venue plus tôt? D’où viens-tu maintenant? On l’a enterré hier; il est mort brusquement, subitement… Ainsi, tu es sa petite fille?»
La fillette ne répondit pas à mes questions désordonnées et pressées. Elle se détourna sans mot dire et quitta silencieusement la pièce. J’étais si frappé que je ne la retins même pas et ne lui posai plus d’autres questions. Elle s’arrêta encore une fois sur le seuil, et, se tournant à demi vers moi, me demanda:
«Azor est mort aussi?
– Oui, Azor aussi est mort», répondis-je et sa question me parut bizarre: on eût dit qu’elle était convaincue qu’Azor devait infailliblement mourir en même temps que le vieux. Après avoir entendu ma réponse, la petite fille sortit sans bruit de la pièce et ferma soigneusement la porte derrière elle.
Une minute plus tard, je me lançais à sa poursuite, me maudissant de l’avoir laissée partir. Elle était sortie si discrètement que je ne l’entendis pas ouvrir la seconde porte sur l’escalier. Je songeai qu’elle n’avait pas encore eu le temps de descendre, et m’arrêtai dans l’entrée pour prêter l’oreille. Mais tout était tranquille et l’on n’entendait aucun bruit. Seule, une porte claqua à l’étage inférieur, puis tout rentra dans le silence.
Je descendis en hâte. L’escalier juste au sortir de mon appartement, du cinquième étage au quatrième, était en colimaçon; dès le quatrième, il repartait droit. Il était toujours sombre, sale et noir, comme ceux qu’on trouve habituellement dans les maisons de la capitale divisées en petits appartements. À ce moment, il était même tout à fait obscur. Après être descendu à tâtons au quatrième étage, je m’arrêtai, et brusquement je fus comme poussé par la conviction qu’ici, dans l’entrée, il y avait quelqu’un qui se cachait de moi. Je commençai à tâtonner avec mes mains; la petite fille était là, juste dans le coin, et, le visage tourné contre le mur, pleurait silencieusement.
«Écoute, de quoi as-tu donc peur? commençai-je. Je t’ai tellement effrayée? C’est ma faute. Ton grand-père, en mourant, a parlé de toi; ce furent ses dernières paroles… Il me reste aussi des livres; ils sont à toi, naturellement. Comment t’appelles-tu? Où habites-tu? Il m’a dit que c’était dans la sixième rue…»
Mais je n’achevai pas. Elle poussa un cri d’effroi, comme à la pensée que je savais où elle habitait, me repoussa de sa petite main maigre et décharnée et se précipita dans l’escalier. Je la suivis; j’entendais encore ses pas en bas. Brusquement, ils s’interrompirent… Lorsque je bondis dans la rue, elle n’était déjà plus là. Après avoir couru tout d’une traite jusqu’à l’avenue de l’Ascension, je vis que toute recherche était vaine: elle avait disparu. Je me dis qu’elle s’était vraisemblablement cachée quelque part, tandis qu’elle descendait l’escalier.
XI
Mais dès que j’eu mis le pied sur le trottoir sale et humide de l’avenue, je me heurtai soudain à un passant, absorbé dans une profonde rêverie, qui marchait tête baissée et d’un pas rapide. À mon extrême stupéfaction, je reconnus le vieil Ikhméniev. C’était pour moi le soir des rencontres imprévues. Je savais que le vieux, trois jours avant, avait eu un grave malaise, et, brusquement, je le rencontrais dans la rue, par cette humidité! De plus, il ne sortait presque jamais le soir et depuis que Natacha était partie, c’est-à-dire depuis près de six mois déjà, il était devenu tout à fait casanier. Il se réjouit plus qu’à l’ordinaire à ma vue, comme un homme qui a trouvé enfin un ami avec qui il peut partager ses pensées; il me prit la main, la serra fortement et, sans me demander où j’allais, m’entraîna dans sa direction. Quelque chose le troublait, il était pressé, inquiet: «Où est-il allé?» me dis-je à part moi. Il était superflu de le lui demander; il était devenu extrêmement méfiant, et parfois voyait une allusion injurieuse, une offense dans la question ou la remarque la plus simple.
Je l’examinai du coin de l’œiclass="underline" il avait un visage de malade; ces derniers temps, il avait beaucoup maigri; il ne s’était pas rasé depuis près d’une semaine. Ses cheveux, devenus complètement blancs, sortaient en désordre de son chapeau cabossé et pendaient en longues mèches sur le col de son vieux paletot usé. J’avais déjà remarqué qu’il avait des moments d’absence: il oubliait, par exemple, qu’il n’était pas seul dans la pièce, se parlait à lui-même, gesticulait. Il était pénible de le regarder.
«Eh bien, Vania, qu’est-ce qu’il y a? commença-t-il. Où allais-tu? Moi, j’étais sorti: les affaires. Tu vas bien?
– Et vous, comment allez-vous? répondis-je, il y a si peu de temps encore vous étiez malade, et vous sortez!»
Le vieux ne répondit pas, il semblait ne pas m’avoir entendu.
«Comment va Anna Andréievna?
– Elle va bien, elle va bien… D’ailleurs, elle aussi, elle est un peu souffrante. Je ne sais ce qu’elle a, elle est devenue triste…, elle a parlé de toi souvent! Pourquoi ne viens-tu pas? Mais peut-être que tu venais chez nous, Vania? Non? Peut-être que je te dérange, que je te détourne?» demanda-t-il soudain, en me regardant d’un air quelque peu soupçonneux et méfiant. Le vieillard était devenu à ce point sensible et irritable que, si j’avais répondu à ce moment que je n’allais pas chez eux, il s’en serait certainement offensé et m’aurait quitté froidement. Je me hâtai de répondre affirmativement que j’allais précisément rendre visite à Anna Andréievna (je savais cependant que j’étais en retard et que peut-être je n’aurais pas le temps d’aller chez Natacha).
«Voilà qui est bien, dit le vieux, entièrement rassuré par ma réponse, voilà qui est bien…, et brusquement il se tut et se mit à songer comme s’il n’achevait pas ce qu’il avait à dire.
– Oui, c’est bien! répéta-t-il machinalement quatre ou cinq minutes plus tard, comme s’il se réveillait d’une profonde songerie. Hum… vois-tu, Vania, pour nous tu as toujours été comme un fils; Dieu ne nous a pas accordé de fils, à Anna Andréievna et à moi, c’est pourquoi Il t’a envoyé à nous; c’est ce que j’ai toujours pensé. Ma vieille aussi…, oui! Et tu t’es toujours montré respectueux et tendre envers nous, comme un fils reconnaissant. Que Dieu te bénisse pour cela, Vania, comme nous te bénissons tous deux et t’aimons…, oui!»
Sa voix se mit à trembler, il attendit près d’une minute.
«Oui…, eh bien? Est-ce que tu as été malade? Pourquoi es-tu resté si longtemps sans venir nous voir?»
Je lui racontai toute mon histoire avec Smith et dis pour m’excuser que cette affaire m’avait retenu; qu’outre cela, j’avais été à deux doigts de tomber malade et, qu’étant donné tous ces fracas, c’était trop loin pour moi d’aller les voir à Vassili-Ostrov. (C’était là qu’ils habitaient alors.) Je faillis laisser échapper que j’avais tout de même trouvé l’occasion d’aller voir Natacha, mais je m’arrêtai à temps.
L’histoire de Smith intéressa beaucoup le vieux. Il devint plus attentif. Ayant appris que mon nouvel appartement était humide et peut-être pire encore que l’ancien et coûtait six roubles par mois, il se mit même en colère. En général, il était devenu extrêmement brusque et impatient. Seule, Anna Andréievna savait encore en venir à bout dans ces moments-là, et encore pas toujours.