«Pour être vieux, nous sommes vieux, Seigneur, comme nous sommes vieux!»
Je me souviens qu’un jour il me vint encore à l’esprit que le vieux et son chien s’étaient échappés d’une page d’Hoffmann illustrée par Gavarni, et qu’ils se promenaient par le vaste monde sous forme d’affiches ambulantes pour une édition. Je traversai la rue et entrai derrière le vieillard dans la confiserie.
Dans la boutique, le vieux se comportait de la façon la plus étrange, et Müller, debout derrière son comptoir, s’était même mis, les derniers temps, à faire une grimace de mécontentement à l’entrée de ce visiteur importun. Tout d’abord, ce client singulier ne demandait jamais rien. Chaque fois, il se dirigeait tout droit vers le coin du poêle et s’asseyait sur une chaise. Si sa place près du poêle était occupée, il restait debout un instant, dans une irrésolution stupide, devant le monsieur qui avait pris sa place, puis gagnait comme frappé de stupeur, l’autre coin, près de la fenêtre. Là, il choisissait une chaise, s’y asseyait lentement, ôtait son chapeau, le mettait à côté de lui sur le plancher, posait sa canne auprès du chapeau, puis, se renversant sur le dossier de sa chaise, il restait immobile pendant trois ou quatre heures. Jamais il ne prenait un journal, jamais il n’émettait ni une parole ni un son; il se contentait de rester assis, regardant devant lui de tous ses yeux, mais d’un regard si hébété, si privé de vie, qu’on pouvait parier qu’il ne voyait rien de ce qui l’entourait et n’entendait rien. Quant au chien, après avoir tourné deux ou trois fois sur place, il se couchait d’un air morose à ses pieds, fourrait son museau entre les bottes de son maître, poussait un profond soupir et, après s’être allongé de tout son long sur le plancher, restait immobile lui aussi toute la soirée, comme s’il mourait pendant ce temps-là. On pouvait croire que ces deux êtres gisaient morts quelque part tout le jour et que, dès que le soleil était couché, ils ressuscitaient brusquement, uniquement pour se rendre à la confiserie Müller et s’acquitter ainsi de quelque mystérieuse obligation, inconnue de tous. Après être resté assis trois ou quatre heures, le vieux, enfin, se levait, prenait son chapeau et partait chez lui. Le chien se levait lui aussi, et, la queue entre les jambes, tête basse, de son même pas lent, le suivait machinalement. Les clients de la confiserie, les derniers temps, évitaient le vieillard de toute manière et ne s’asseyaient même pas à côté de lui, comme s’il leur inspirait de la répulsion. Lui, il ne remarquait rien de tout cela.
Les habitués de cette confiserie étaient pour la plupart des Allemands. Ils venaient là de toute l’avenue de l’Ascension; tous étaient patrons de différents établissements: serruriers, boulangers, teinturiers, fabricants de chapeaux, selliers, tous gens patriarcaux dans le sens allemand du mot. Chez Müller, en général, on observait les mœurs patriarcales. Le patron se joignait souvent à ses clients familiers, s’asseyait à leur table et l’on vidait force punchs. Les chiens et les petits enfants du patron venaient aussi trouver les clients, et ceux-ci caressaient et les enfants et les chiens. Tous se connaissaient et s’estimaient mutuellement. Et tandis que les habitués s’absorbaient dans la lecture des journaux allemands, derrière la porte, dans l’appartement du patron, vibraient les notes de «Mein lieber Augustin», joué sur un piano aux sons grêles par la fille aînée de l’hôte, une petite Allemande aux boucles blondes, qui ressemblait beaucoup à une souris blanche. La valse était accueillie avec plaisir. J’allais chez Müller les premiers jours de chaque mois lire les journaux russes.
En entrant dans la confiserie, je vis que le vieillard était déjà assis près de la fenêtre et que son chien était comme les autres fois étendu à ses pieds. Je m’assis sans rien dire dans un coin et me posai intérieurement cette question: «Pourquoi suis-je entré ici; alors que je n’ai absolument rien à y faire, que je suis malade, et qu’il serait plus indiqué de regagner ma maison, de boire du thé et de me coucher? Est-il possible vraiment que je sois ici uniquement pour contempler ce vieillard?» Je fus pris d’un mouvement d’humeur. «Qu’ai-je à m’occuper de lui?» me dis-je en me rappelant cette sensation bizarre et maladive que j’éprouvais déjà en le regardant dans la rue. «Et qu’ai-je à faire avec tous ces Allemands ennuyeux? Pourquoi cette humeur fantasque? Pourquoi cette inquiétude de basse qualité pour des bêtises, inquiétude que je discerne en moi ces derniers temps et qui m’empêche de vivre et de porter sur la vie un regard clair, comme me l’a fait remarquer déjà un profond critique, dans son analyse indignée de ma dernière nouvelle?» Mais, tout en hésitant et en m’affligeant, je restais à ma place et pendant ce temps mon malaise empirait, si bien qu’il me parut regrettable d’abandonner la douce température de la pièce. Je pris la gazette de Francfort, en lus deux lignes et m’assoupis. Les Allemands ne me gênaient pas. Ils lisaient, fumaient et de temps en temps seulement; une fois toutes les demi-heures environ, se communiquaient, à bâtons rompus et à mi-voix, quelque nouvelle de Francfort ou encore quelque bon mot ou boutade du célèbre humoriste allemand Saphir; après quoi, avec une fierté nationale accrue, ils se replongeaient dans leur lecture.
Je somnolai près d’une demi-heure et fus réveillé par un violent frisson. Il fallait décidément que je rentre chez moi. Mais, à ce moment, une scène muette qui se déroulait dans la pièce me retint encore une fois. J’ai déjà dit que le vieux, dès qu’il s’était assis sur sa chaise, dirigeait son regard quelque part et ne le détournait pas de toute la soirée. Il m’advint à moi aussi de tomber sous ce regard, absurdement obstiné, qui ne distinguait rien; la sensation était des plus déplaisantes, insupportable même, et d’ordinaire je changeais de place le plus vite possible. Pour l’instant, la victime du vieillard était un petit Allemand replet et miraculeusement propre, avec un col droit fortement empesé et un visage extraordinairement rouge. C’était un hôte de passage, un marchand de Riga, Adam Ivanytch Schultz, comme je l’appris par la suite, ami intime de Müller, mais qui ne connaissait pas encore le vieux ni bon nombre des habitués. Il lisait avec délices Dorf barbier et buvait son punch à petites gorgées lorsque soudain, levant la tête il aperçut le regard du vieillard fixé sur lui. Cela l’abasourdit. Adam Ivanytch était un homme très susceptible et très chatouilleux, comme le sont en général tous les Allemands «nobles». Il lui parut étrange et offensant qu’on le dévisageât avec tant d’insistance et de sans-gêne. Étouffant son indignation, il détourna les yeux du client indélicat, marmotta quelque chose dans sa barbe et, sans mot dire, se cacha derrière son journal. Mais il ne put y tenir et, quelques minutes après, jeta de derrière son journal un coup d’œil soupçonneux: même regard entêté, même contemplation dépourvue de sens. Adam Ivanytch se tut cette fois encore. Mais lorsque cette circonstance se reproduisit une troisième fois, il éclata et estima de son devoir de défendre sa noblesse et de ne pas laisser porter atteinte devant un public noble à la belle ville de Riga dont, vraisemblablement, il se considérait comme le représentant. Avec un geste d’impatience, il jeta son journal sur la table, en frappant énergiquement de la baguette dans laquelle il était inséré et, flambant de dignité, tout rouge de punch et de bravoure, il arrêta à son tour ses petits yeux enflammés sur l’irritant vieillard. On eût dit que tous deux, l’Allemand et son adversaire, voulaient venir à bout l’un de l’autre par la puissance magnétique de leurs regards et attendaient qui le premier perdrait contenance et baisserait les yeux. Le bruit de la baguette et la pose excentrique d’Adam Ivanytch attirèrent l’attention de tous les assistants. Tous, à l’instant, ajournèrent leurs occupations et, avec une curiosité grave et silencieuse observèrent les deux adversaires. La scène devenait très comique. Mais le magnétisme des petits yeux provocants du rubicond Adam Ivanytch demeura sans effet. Le vieux, sans se soucier de rien, continuait à regarder hardiment M. Schultz, fou de rage, et ne remarquait décidément pas qu’il était devenu l’objet de la curiosité générale. Tout comme s’il eût été dans la lune et non sur la terre. Finalement, Adam Ivanytch fut à bout de patience; il fit explosion.