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«Je suis trempé, lui dit-il dès qu’il fut entré dans la pièce, je vais aller chez moi; toi, Vania, reste ici. Il lui est arrivé une histoire, avec son appartement; raconte-lui cela. Je reviens tout de suite…»

Et il se hâta de sortir, s’efforçant même de ne pas nous regarder, comme s’il se faisait scrupule de nous avoir réunis. Dans ce cas-là, et particulièrement lorsqu’il revenait auprès de nous, il se montrait toujours rude et caustique avec moi et avec Anna Andréievna, et même tracassier, comme s’il s’en prenait à lui-même et s’en voulait de sa faiblesse et de sa condescendance.

«Voilà comme il est, me dit la vieille, qui, les derniers temps, avais mis de côté avec moi toute affection et toute arrière-pensée, il est toujours ainsi avec moi; et pourtant il sait que nous voyons toutes ses ruses. Pourquoi donc prendre des airs devant moi! Est-ce que je suis une étrangère pour lui? Il était tout pareil avec sa fille. Tu sais, il pourrait lui pardonner, il désire peut-être même lui pardonner, Dieu sait. Il pleure la nuit, je l’ai entendu! Mais extérieurement il tient ferme. L’orgueil l’a affolé… Ivan Petrovitch, mon cher, raconte-moi vite: où est-il allé?

– Nikolaï Serguéitch? Je ne sais pas: je voulais vous le demander.

– J’ai été épouvantée quand je l’ai vu sortir. Malade, avec ce temps, en pleine nuit, je me suis dit que c’était sans doute pour quelque chose d’important; et qu’y a-t-il de plus important que l’affaire que vous connaissez? Je me suis dit cela à part moi, mais je n’ai pas osé le questionner. Maintenant, je n’ose plus rien lui demander. Seigneur Dieu, à cause de lui, d’elle, je ne vis plus. Alors, je me suis dit qu’il était allé la voir; il a peut-être décidé de lui pardonner? Car il sait tout, il est au courant de tout ce qui la concerne, même des nouvelles les plus récentes; je suis persuadé qu’il les connaît, bien que je n’arrive pas à comprendre d’où il tient ses informations. Il était très inquiet hier soir, et aujourd’hui aussi. Mais pourquoi ne dites-vous rien! Parlez, mon ami, qu’est-il arrivé encore? Je vous attendais comme le Messie, j’étais aux aguets. Alors, le vaurien abandonne Natacha?»

Je racontai aussitôt à Anna Andréievna tout ce que je savais. Avec elle j’étais toujours entièrement franc. Je lui annonçai que Natacha et Aliocha s’acheminaient effectivement vers une sorte de rupture et que c’était plus sérieux que leurs dissentiments passés; que Natacha m’avait envoyé un mot hier où elle me suppliait de venir la voir ce soir à neuf heures, et que c’était pourquoi je ne pensais même pas passer chez eux aujourd’hui: c’était Nikolaï Serguéitch qui m’avait amené. Je lui racontai et lui expliquai en détail que la situation maintenant était critique; que le père d’Aliocha, revenu environ quinze jours auparavant, ne voulait rien entendre et s’en était pris sévèrement à Aliocha; mais le plus grave était qu’Aliocha ne semblait rien avoir contre sa fiancée, et même, à ce qu’on disait, était amoureux d’elle. J’ajoutai encore que le mot de Natacha, autant qu’on pouvait le deviner, avait été écrit dans un grand trouble; elle disait que ce soir tout devait se décider, mais on ne savait quoi; il était étrange aussi qu’elle m’eût écrit hier et me priât de venir aujourd’hui à une heure précise: neuf heures. C’est pourquoi je devais absolument y aller le plus vite possible.

«Vas-y, vas-y, mon cher, vas-y sans faute, se mit à s’agiter la vieille, dès qu’il reviendra, tu prendras un peu de thé. Ah! on n’apporte pas le samovar! Matriona! Et le samovar? Coquine!… C’est cela, tu vas prendre du thé, puis trouve un prétexte honorable pour te sauver. Et viens demain absolument me raconter tout; arrive un peu plus tôt. Seigneur! Et si c’était un nouveau malheur? Pire qu’avant! Tu sais, Nikolaï Serguéitch est au courant de tout, mon cœur me le dit. Moi, j’apprends beaucoup de choses par Matriona, celle-ci par Agacha, et Agacha est la filleule de Maria Vassilievna, qui habite dans la maison du prince…, mais tu sais cela. Aujourd’hui, mon Nikolaï était terriblement en colère. J’étais comme ci comme ça et il a failli crier après moi, puis ensuite il en a eu regret, et m’a dit qu’il n’avait plus beaucoup d’argent. Comme si c’était à cause de l’argent qu’il criait! Mais tu connais nos conditions d’existence. Après le dîner, il est allé dormir. J’ai jeté un coup d’œil par la fente (il y a une petite fente dans sa porte, il ne le sait pas): il était à genoux, le cher ami, il priait devant l’armoire aux images. Quand j’ai vu cela, mes jambes se sont dérobées. Il n’a pas bu son thé, il n’a pas fait la sieste, il a pris son chapeau et il est sorti. À cinq heures. Je n’ai même pas osé lui poser de questions: il se serait mis à crier après moi. Il a pris l’habitude de crier, le plus souvent après Matriona, et même après moi; dès qu’il commence, mes jambes aussitôt se paralysent et il me semble qu’on m’arrache quelque chose du cœur. Ce sont seulement des caprices, je le sais, mais tout de même c’est terrible. J’ai prié Dieu une heure entière, quand il est sorti, pour qu’Il l’inspire bien. Mais où est le mot de Natacha, montre-le-moi!»

Je le lui montrai. Je savais que l’espoir secret et favori d’Anna Andréievna était qu’Aliocha, qu’elle traitait tantôt de vaurien, tantôt de gamin stupide et insensible, épousât enfin Natacha, et que son père, le prince Piotr Alexandrovitch, lui donnât son consentement. Elle s’était même trahie devant moi, quoique les autres fois elle s’en fût repentie et fût revenue sur ses paroles. Mais pour rien au monde elle n’aurait osé formuler ses espérances devant Nikolaï Serguéitch, bien qu’elle sût que le vieux les soupçonnait et que même plus d’une fois il le lui eût reproché indirectement. Je crois qu’il aurait définitivement maudit Natacha et qu’il avait cru à la possibilité de ce mariage.

C’est ce que nous pensions tous alors. Il attendait sa fille avec tout le désir de son cœur, mais il l’attendait seule, repentante, ayant extirpé de son être jusqu’au souvenir de son Aliocha. C’était la seule condition du pardon, inexprimée il est vrai, mais à son point de vue compréhensible et indispensable.